Qu’est-ce qui se cache derrière le “suicide assisté par ordinateur” soigneusement scénarisé de la jeune femme dont le récent mariage avait été transformé en cauchemar par une farce de très mauvais goût ? Qui envoie sur le téléphone d’Einar des messages obscènes à l’orthographe défaillante ? Qui a attaqué, devant une boîte de nuit, le cadre dynamique et misogyne qui terrorisait sa famille et l’a expédié l’hôpital dans un coma profond ? Quelles manipulations politiques viennent troubler la bataille pour le destin du Journal du soir, le grand quotidien islandais ? Quel jeu mène son directeur ?
Enquêteur nonchalant et lucide, Einar tente de résoudre ces énigmes malgré l’hostilité du commissaire de police local. Pour cet amateur de rock qui regarde les changements du monde avec une distance désabusée, les choses ne sont pas toutes ce qu’elles semblent être. Et le bonheur est peut-être fugitif comme l’ombre des chats.
Arni Thorarinsson a un point de vue caustique et lucide sur la société mondialisée. Il construit ici une critique sociale féroce et pose des questions gênantes dans un thriller bien ficelé et plein d’ironie.
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"Le cynique et attachant Einar est de retour ! Travaillant toujours au Journal du soir, il se retrouve confronté à une série de mystères. Entre une ex-petite amie sous le coup d’un mandat d’arrêt international, des SMS licencieux et truffés de fautes d’orthographe qui lui sont adressés, sa fille qui marche sur ses pas, l’attaque sauvage d’un homme à la bouteille près d’un bar, le jeu trouble de politiciens qui pèse sur l’avenir de son journal et le suicide assisté par ordinateur d’une jeune femme dont il a fait la connaissance quelques jours plus tôt, notre journaliste ne sait plus où donner de la tête ! Aidé de son amie Sigurbjörg et du commissaire Jonas Palsson de la police de Reykjavík, avec qui il s’entend comme chien et chat, Einar va démêler progressivement les fils d’une intrigue sociale qui ne manque pas de mordant. Tout en faisant un état des lieux désabusé de la société islandaise qu’il sent se déliter, Arni Thorarinsson s’attaque aussi à nos sociétés globalisées, où technologies de l’information, réseaux sociaux et médias participent à la surveillance et à la désinformation des citoyens. L’Ombre des chats est un thriller désenchanté et intelligent, qui nous incite à nous méfier des faux-semblants."Sarah Gastel (Librairie Terre des livres)
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"Arni Thorarinsson décape au vitriol le nouvel ordre mondial, dévoilant toujours l'obsession planétaire de l'argent." Lire l'article iciAlain LéauthierMarianne Hors-série
Il était une fois deux amis d’enfance originaires des îles Orcades, partis étudier à l’université en Écosse. Le premier s’était inscrit en faculté de mathématiques et d’informatique à Glasgow tandis que le second avait opté pour la chimie et les mathématiques à Édimbourg. Tous deux fils de bonne famille, étudiants exemplaires et brillants, ils étaient appréciés de leurs camarades. Un jour, au début de l’été, ils prirent ensemble une chambre pour la nuit dans l’auberge d’un village écossais. Joyeux et pleins d’entrain, ils discutèrent à bâtons rompus avec le personnel de l’établissement avant d’aller rejoindre leurs pénates. La journée s’écoula, puis le soir et la nuit sans que les deux amis ne se manifestent. Comme ils n’étaient toujours pas descendus en début d’après-midi, on demanda à une femme de chambre d’aller les réveiller. Elle frappa longuement à leur porte, mais en vain. Puis elle introduisit la clé dans la serrure, ouvrit et entra. Elle découvrit alors les deux amis assis l’un face à l’autre, chacun une seringue plantée dans le bras, maintenue par de l’adhésif et reliée à une pompe qui contenait un liquide étrange. Ils étaient installés autour d’une petite table ronde sur laquelle reposait un ordinateur portable. Une ambulance arriva presque aussitôt sur les lieux, mais il était trop tard. Les deux amis d’enfance étaient morts. L’enquête de police révéla que la “pompe à drogues” était commandée par une simple pression sur les touches de l’ordinateur. Un journal de la région titrait : “Mystère des deux étudiants décédés dans une chambre d’hôtel : Un suicide par ordinateur.” La police n’avait toutefois trouvé aucune lettre d’adieu comme celles que laissent bien souvent ceux qui mettent fin à leurs jours et leurs proches ne croyaient pas une seconde à la thèse du double suicide. La femme de chambre s’efforçait d’oublier la scène épouvantable qui lui était apparue quand elle avait ouvert la porte de la chambre 313.
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un samedi après-midi en mars
Tu est nue ?
Trois mots et deux fautes d’orthographe, adressés au mauvais numéro. En tout cas, je suppose.
Je scrute longuement l’écran de mon téléphone. Qu’est-ce que ça veut dire ?
La technique est véritablement une merveille. Elle enrichit notre quotidien, augmente le champ de nos échanges et réduit la taille du monde qui nous entoure. Elle obéit à son créateur et accomplit les tâches que nous lui commandons de faire. Il me semble avoir lu ce truc-là quelque part.
Je consulte à nouveau le numéro qui s’affiche sur l’écran de mon portable. Inconnu. Il arrive que certaines personnes en changent et qu’elles achètent une nouvelle carte sim. Cette chère Sigurbjörg me ferait-elle une plaisanterie ? Non, ce serait étonnant étant donné la situation. À moins que Margrét Karlsdottir ne se soit mis en tête de me reconquérir. Non. Cette brave Magga n’a sans doute pas conservé son numéro islandais, elle profite en ce moment des plaisirs de la vie quelque part à l’étranger avec son bien mal acquis. Ou plutôt, avec de l’argent qui, à un moment, a été mal acquis.
Or, l’une comme l’autre maîtrisent l’orthographe.
Une erreur technique.
J’imagine que seul le deuxième mot est mal écrit : un homme a voulu tenter d’envoyer une honnête proposition érotique à une femme et il s’est trompé de destinataire. À moins que la requête n’ait été formulée par une femme à l’intention d’une autre femme.
Ou peut-être y a-t-il vraiment quelqu’un qui veut me draguer. Aurais-je une admiratrice secrète, perdue dans les immensités des réseaux téléphoniques, qui m’enverrait des sms haletants d’un désir débridé ? Une bombe adolescente qui n’y connaît rien en orthographe ? Ou encore une femme adulte qui serait un peu pressée ?
Alors que je m’amuse de cette idée quelques instants, cette sale bête de portable tressaute à nouveau et se met à sonner.
– Ici Einar !
– Alors, mon garçon, quand est-ce que vous rappliquez ?
– Hein ? Ah, Gunnhildur, j’étais en train de chercher une cravate.
– Croyez-vous franchement que vous ayez une ? rétorque mon amie nonagénaire dont je suppose qu’elle n’est pas l’expéditrice de ce message à caractère sexuel. Je suis prête depuis une demi-heure et je vous attends. On ne doit pas arriver en retard à la noce, même si ce sont de drôles d’épousailles. C’est que ça porte malheur, mon garçon. Vous ne le savez donc pas ?
– Mouais, eh bien…
– Allez, on se dépêche ! Sinon, j’enlève mon costume traditionnel et je viens en petite culotte !
Je regarde par la fenêtre du loft qu’Heida et Joa habitent dans Adalstraeti, la rue principale d’Akureyri. Le bonhomme hiver s’en donne à cœur joie dans la capitale du nord de l’Islande. Je boutonne ma chemise jusqu’au col, enfile ma veste noire du dimanche, laisse tomber la cravate et me presse de rejoindre mon tacot. En route, je rédige un bref texto que j’envoie aux quatre vents :
Pas de t à es-tu et pas de e à nu.
– Eh bien, pauvre Grimur, comme je le plains de se marier dans ce pétrin, dit-elle en s’installant sur son siège.
Gunnhildur resserre son écharpe en laine autour de son cou tout plissé alors que nous quittons la maison de retraite médicalisée La Colline pour rejoindre l’église d’Akureyri.
Je lui lance un regard accompagné d’un sourire et je monte le chauffage.
– Grimur ?
– Eh bien, mon garçon, vous ne connaissez pas la chanson ?
Elle me fixe de ses yeux bleu clair en fronçant les sourcils.
– Il pleut à seaux, il pleut il mouille, et tout ça va partir en couille, ça ne vous dit rien ?
– Si, ça me revient, mais je me demandais simplement ce que Grimur venait faire là-dedans, voyez-vous.
– Hi, hi, hi ! Oui, pauvre Grimur, il ne doit pas beaucoup rigoler. Tout ça est d’un ridicule.
– Ah bon, vous trouvez ça ridicule ?
Elle remet en place sa tresse de cheveux gris.
– Pas plus que le reste. Aujourd’hui, on ne s’étonne plus de rien. Mais, au fait, pourquoi choisir une vieille bique comme moi en guise de cavalière ?
Voyons, voyons. Comment vais-je bien pouvoir répondre à ça ? Je ne vais pas lui dire que mon premier choix portait sur Sigurbjörg, qui s’est lâchement dérobée en prétextant de la brièveté que je lui laissais pour se préparer à ce voyage dans le Nord.
– Eh bien, je suis en mission pour le week-end. Vous savez que mon journal ferme l’antenne qu’il avait ici et qu’il collabore maintenant avec le Courrier d’Akureyri. Ce sont mes amies Joa et Heida qui organisent tout ça et qui m’hébergent. Elles m’ont invité à ce mariage pour ne pas me laisser seul et m’ont dit que je pouvais venir accompagné. Évidemment, ma chère Gunnhildur, j’ai tout de suite pensé à vous.
La vieille dame soupire et se rengorge.
– Une petite sortie ne me fera pas de mal ! Je n’ai même plus envie de regarder la télé, toutes ces filles en papier glacé, ces types gonflés aux hormones et ces sornettes permanentes sur la façon d’accommoder son frichti. On en arriverait presque à regretter le feuilleton Haine et Passion. Pourquoi tout le monde en pince-t-il autant pour la pitance ? Comment se fait-il que les cuisinières soient tout à coup devenues des vedettes ?
– Certains vous répondraient que l’alimentation a beaucoup évolué et progressé.
– Des progrès ? J’appelle ça de la dégénérescence, voilà tout. On mange pour assouvir sa faim. Ensuite, tout ça finit dans la cuvette des toilettes, puis dans la mer. J’aimerais bien savoir ce qu’en disent les poissons. Hein ? Que pensent-ils de tous ces chichis, de la marinade et de la coriandre que les snobs mettent à toutes les sauces ?
– Un bon repas est plus agréable qu’un mauvais.
– Oui, pour peu qu’on le mange. Mais quand on le regarde à la télé, eh bien, non ! C’est aussi passionnant que le tic-tac d’une pendule. Quand je mijotais des petits plats à mon défunt Gudmundur, je n’avais aucun spectateur, même pas lui.
Je parviens difficilement à caser ma voiture sur le parking bondé. Des gens endimanchés affluent de toutes parts.
– Espérons qu’on va bien manger au banquet qui suivra, dis-je en prenant Gunnhildur par le bras pour rejoindre l’église d’Akureyri dont les deux tours surplombent le centre-ville.
Maigre et voûtée, mais le geste encore leste, elle s’aide de sa canne.
– Décidément, je serai complètement rongée par cette foutue vieillesse lorsque je casserai ma pipe. J’espère bien qu’on va nous offrir un petit verre de schnaps. Ça me requinquerait !
Son visage parcheminé s’illumine d’un sourire.
– Mais pas à vous, gringalet assoiffé que vous êtes, ajoute-t-elle.
Les coupes de champagne virevoltent dans la longue salle blanche décorée de fleurs et de ballons. Adossé contre un mur, mon verre d’eau gazeuse à la main, j’observe l’assemblée bigarrée. La plupart de ceux qui la composent ont entre trente et quarante ans, les femmes sont hautes en couleur, tout comme quelques-uns des hommes. Une grande table croule sous les canapés, les confits, les verrines et les progrès culinaires de toutes sortes.
– Drôle de bibine, ce machin-là ! s’exclame Gunnhildur en trempant ses lèvres dans sa coupe. Vous étiez capable d’ingurgiter cette pisse d’âne qui fait roter à votre grande époque ? Cette diablerie vous donne un sacré tournis !
Je l’aide à s’asseoir à la table voisine.
– On nous a servi ça pour trinquer en l’honneur du couple. Ensuite, nous aurons du vin ou de la bière pour accompagner le repas. Et peut-être un digestif, qui sait ?
Joa nous rejoint, suivie par Heida.
– Bonjour ! Quel plaisir de vous voir !
Elle salue chaleureusement Gunnhildur. Joa porte un maquillage discret et un smoking noir qui n’a, du coup, plus grand-chose de masculin. Lorsque je l’ai connue au journal à Reykjavik, ma collègue se fichait de son apparence, elle était le type même de la lesbienne camionneuse enveloppée. Aujourd’hui, ma vieille amie photographe est musclée, rayonnante de joie et d’assurance. Son matériel toujours à portée de main, elle continue de prendre quelques photos des invités à la noce après en avoir fait un bon nombre pendant la cérémonie.
– Je vois que tu t’es pris une jeunette, me murmure-t-elle à l’oreille. Sigurbjörg n’était pas disponible ?
Je ne prends même pas la peine de relever.
Joa présente Heida à Gunnhildur. Dans sa longue robe du soir écarlate parfaitement assortie à sa luxuriante chevelure rousse, sa petite amie est la féminité incarnée.
– Enchantée, je n’ai jamais eu le plaisir de vous rencontrer. Adalheidur Heimisdottir, directrice de la rédaction au Courrier d’Akureyri, précise Heida avec un sourire, l’air un peu solennel.
– Gunnhildur Bjargmundsdottir, vieille bique en maison de retraite, répond ma cavalière qui, rivée sur sa chaise, toise mes deux copines.
Les deux mariées font le tour des invités, reçoivent leurs vœux de bonheur et distribuent les bises de tous côtés.
– Kristin ! interpelle Heida. Laissez-moi vous présenter Einar, notre vieil ami, et Gunnhildur.
Kristin Sigurvinsdottir a le même âge qu’Heida, un peu plus de trente ans. C’est une petite femme mince, vêtue d’un ensemble en cuir blanc, veste et pantalon. Ses cheveux noir de jais et raides encadrent son joli visage dont les traits un peu durs sont adoucis par deux lèvres pulpeuses et des yeux verts rieurs.
Elle m’a semblé nerveuse pendant la cérémonie à l’église. Lorsque le pasteur a posé la grande question, j’ai cru la voir hésiter l’espace d’un instant. Puis elle a éclaté de rire avant de déclarer haut et clair : oui !
Je lui adresse mes félicitations et Gunnhildur marmonne quelques mots dans le même registre.
– Et voici Saga, mon épouse, précise Kristin, en jetant un œil par-dessus son épaule.
Une femme au visage lunaire, coiffée en brosse et âgée d’une quarantaine d’années, se fraie un chemin à travers la foule, vêtue d’une longue robe noire qu’elle remplit plutôt bien.
– Saga Gudgeirsdottir, déclare-t-elle d’une voix profonde en faisant un sourire un peu las. Elle ôte ses lunettes à monture zébrée de son nez aquilin et se frotte les yeux tandis que nous réitérons les uns après les autres nos sincères vœux de bonheur. Au moment où Kristin a hésité devant l’autel, Saga était au bord de la crise de nerfs.
– Alors, dis-je, vous avez prévu un voyage de noces ?
Saga jette un regard de côté à sa toute nouvelle épouse tout en essuyant ses lunettes avec une serviette. Je remarque alors qu’un serpent tatoué remonte le long de son avant-bras.
– On n’aura pas le temps, répond Kristin, la main sur la taille de Saga. On devra attendre un moment plus propice. J’ai une foule de trucs en chantier au travail, enfin, vous voyez.
– Chaque chose en son temps, observe Saga. Nous avons déjà eu assez de mal à organiser ce mariage.
– Et qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
– Je suis épouse au chômage, me répond-elle en prenant la main de Kristin, dont Joa m’a expliqué qu’elle était directrice générale d’une start-up qui affiche des bénéfices conséquents à Akureyri. Bon, il serait temps de souhaiter la bienvenue à tous nos invités, tu ne crois pas ?
Quelqu’un demande le silence en faisant tinter son verre.
– Un désaxé sexuel pris sur le fait avec des nègres ! lance Gunnhildur en se frappant les cuisses. Ha, ha, ha, ha, ha !
– Vous plaisantez ?
– Je crains que non. C’était le titre de cet article paru dans le journal Timinn. Vous vous rendez compte ? Ça remonte à cinquante ans, mais je m’en souviens comme si c’était hier. La police a arrêté ces pauvres garçons alors qu’ils s’amusaient un peu dans un baraquement militaire à Reykjavik. Et ils ont tous atterri en taule !
Gunnhildur semble s’être transformée en moulin à paroles, après avoir un peu abusé du vin blanc. Et elle n’est pas la seule. Après le repas, les discours interminables et la séquence photos, les invités se sont éparpillés dans la salle. Les gens vont et viennent d’une table à l’autre, certains se sont mis à danser et à faire les zouaves. Discussions et brouhaha, éclats et hurlements de rire atteignent des sommets au fur et à mesure que s’accumulent les verres. Je me sens tout ballonné après avoir ingurgité des litres d’eau pétillante et il me faut une cigarette.
– Parce que, en plus d’être nègre, vous aimez les hommes ? s’enquiert ma cavalière brusquement débridée auprès du bel homme aussi noir que son costume de marque qui vient de s’installer à notre table.
J’ai tout à coup les mains moites.
Son interlocuteur ne se démonte pas.
– Non, je suis le mari de Fridrika, la mère de Saga, répond-il avec un sourire d’un blanc éclatant en tendant la main à Gunnhildur. Je m’appelle Bob Singo. Et vous, vous êtes lesbienne ?
Gunnhildur graillonne de rire.
Une serveuse entre deux âges débarrasse les tables. Elle jette un regard en biais vers la vieille dame en costume traditionnel.
– On aura décidément tout vu ! marmonne-t-elle avant de repartir avec sa pile d’assiettes et ses lèvres pincées.
Je souris discrètement à Joa qui s’est assise entre moi et ma cavalière.
– Elles n’ont pas eu trop de mal à trouver un pasteur de l’Église luthérienne d’Islande pour les marier ?
– Non, j’ai l’impression que ceux de la paroisse d’Akureyri sont assez tolérants. En tout cas, il y en a au moins un qui a accepté.
– C’est très charitable. Toi et Heida voyez peut-être le mariage de vos amies comme une répétition générale du vôtre au printemps prochain ?
Joa avale une gorgée de bière.
– Possible.
– Heida tarde toujours à faire son coming out officiel ici ? Il y a des mois que vous travaillez ensemble et bientôt un an que vous vivez sous le même toit.
– Elle a peur que notre mariage nuise au Courrier d’Akureyri. Je comprends qu’elle soit réticente à courir ce risque.
– Ce risque ? dis-je. Peut-on encore vraiment parler de risque ? Même notre Église nationale sacrée a fini par céder face à ceux qui exigent l’égalité des droits. Tout le monde en ville sait que vous êtes ensemble, c’est évident.
Joa secoue la tête.
– Il y a des forces conservatrices partout. Tu n’as pas entendu la serveuse tout à l’heure ?
– Saga et Kristin sont amies avec Heida depuis longtemps ?
– Saga, non. Mais Heida et Kristin sont proches depuis une bonne dizaine d’années maintenant. Elles se sont connues en terminale à Menntaskolinn, le lycée d’Akureyri.
J’essaie de déceler des traces de jalousie sur le visage de ma collègue, mais je n’en vois aucune. Gunnhildur continue de discuter avec Bob Singo. Elle rit maintenant à gorge déployée. Bob semble également beaucoup s’amuser, même si l’on discerne un peu de nervosité chez lui. Grand et fort, les cheveux rasés, il doit être âgé d’une quarantaine d’années.
– Et il y a longtemps que vous survivez sur notre écueil ? demande Gunnhildur.
Singo ne sait que lui répondre.
– Je ne compris pas tout à fait.
– Je ne comprends pas tout à fait, corrige la femme qui vient d’apparaître à ses côtés. Elle doit avoir environ soixante ans, si l’on se fonde sur son cou et ses mains plus que sur son visage à la peau tendue. Très soignée, les cheveux teints en blond, elle porte une robe moulante verte et très décolletée contenant sa poitrine avec peine.
Bob Singo esquisse un sourire gêné.
– J’essayé, j’essayé d’apprendre l’islandaise.
– Baby, baby, baby, reprend la dame, manifestement éméchée. J’essaie d’apprendre l’islandais. Il ne vit ici que depuis trois ans.
Elle tapote le crâne nu et noir de Singo.
– Mais il est tellement mignon. Et, surtout, ce petit chéri est un sacré coup au lit !
J’ai l’impression de voir le pauvre homme changer de couleur, enfin, si je puis m’exprimer ainsi.
– C’est très difficile, marmonne-t-il.
Je dis bonjour à la dame et me présente.
– Fridrika. Je suis la mère de Saga, l’une des deux mariées.
Elle a un rictus.
– Une femme avec une femme, un homme avec un homme, c’est devenu plus complexe que quand j’étais jeune, autant dire hier.
– Vous êtes sûre ? Ce ne serait pas au contraire devenu plus simple ?
Je me tourne vers Bob Singo.
— Vous venez d’où ? Où vous êtes-vous rencontrés ?
Bob étant plutôt long à la détente, Fridrika reprend la parole.
– Je l’ai harponné à Amsterdam pendant un voyage avec mon club de couture. Et je ne l’ai pas laissé m’échapper. À chacun ses goûts et surtout ses besoins.
La musique a augmenté au fil de notre discussion. Dancing Queen, d’abba, remplit la piste de danse en un clin d’œil.
Fridrika vide son verre cul sec avant d’en attraper un autre et d’arracher Singo à notre table.
– Allez, viens, baby, baby. On va danser, danser, danser.
Il nous adresse un hochement de tête poli tandis qu’une main impérieuse l’entraîne comme un gamin.
Gunnhildur les suit du regard.
– Que la bonne fortune les accompagne, eux et tous leurs proches.
Je me lève pour faire un tour d’horizon. Cette assemblée composite d’hommes et de femmes de toutes générations et orientations sexuelles confondues semble être parfaitement unie dans le seul but de se réjouir. Mais quelle vie ces gens ont-ils en dehors de la noce ? Que pensent-ils vraiment ? Sont-ils aussi joyeux, larges d’esprit et drôles que ce qu’ils donnent à voir ici et maintenant ? De quoi ont-ils rêvé la nuit dernière ? Que feront-ils après la fête ?
– Ok, les filles, je sors en griller une.
Joa lève sa bière à mon intention.
– À chacun ses goûts et surtout ses besoins !
– La clique au pouvoir de l’Église d’Islande était elle-même en situation minoritaire. Ce n’est qu’à ce moment-là que vous avez ouvert les yeux, comme après un mauvais rêve.
Il éclate de rire.
– Il y en a certains parmi nous qui continuent de dormir.
Le révérend Arnfinnur Kuld, un homme rougeaud au visage bouffi âgé d’une cinquantaine d’années, piétine dans la bise glaciale, un cigarillo au coin des lèvres.
Debout sur les marches devant la salle, nous fumons tous trois en claquant des dents. Le troisième d’entre nous est un échalas d’environ vingt ans dénommé Önundur Snaer, qui nous dit être le frère de Kristin, mais pas grand-chose d’autre.
– Et le réveil n’a sonné qu’au moment où cette satanée bande à la tête de l’Église a compris que les préjugés et l’inégalité n’étaient plus vendeurs.
– Non, c’est un peu plus compliqué que ça, répond le révérend Arnfinnur sur un ton léger. Nous devons lutter contre la tradition et un certain nombre d’interprétations de la Bible, qui est un livre truffé de contradictions. Cette définition du mariage comme un contrat entre un homme et une femme désireux de fonder une famille et de se multiplier est ce qui s’oppose le plus au changement. Mais les choses sont en bonne voie. Il ne faut pas oublier que les lois régissant le mariage n’ont été modifiées qu’à l’été 2010 après des siècles d’injustice. Tout le monde a besoin de temps pour s’adapter.
– Qu’en pensez-vous, Önundur ? dis-je au jeune homme qui, les traits fins, le visage hâve et les yeux cernés, écrase sa cigarette sous sa chaussure cirée avant de passer une main dans sa chevelure brune gominée.
– C’est juste des histoires de fric, répond-il avant de rentrer bien vite se mettre au chaud. À part ça, je m’en tape complètement.
Je dépose mon mégot dans la boîte prévue à cet effet devant l’entrée et j’ouvre la porte.
– Je vous trouve bien cyniques, les gars, déclare le pasteur en rejetant la fumée de son cigarillo en direction de son employeur. Drôlement cyniques !
Sur la table installée contre le mur juste à côté de l’entrée sont entassés les cadeaux que les invités ont offerts aux mariées. Les paquets sont si nombreux et imposants qu’un certain nombre d’entre eux est tombé par terre. Peut-être quelqu’un a-t-il heurté le plateau. À mon retour, Kristin et Saga ramassent le tout pour les remettre en place. Elles sont aidées par Joa, Heida et un élégant jeune homme vêtu d’un costume argenté et d’un polo noir, âgé d’une trentaine d’années. Les cheveux décolorés, il porte une boucle d’oreille et figure parmi ceux qui se sont fendus d’un discours. Il s’est présenté, Eyvindur Markusson, en précisant qu’il était un ami d’enfance de Kristin. Son allocution tranchait avec la plupart des autres très élogieuses sur les mariées, “super géniales” et “merveilleuses”. Les paroles d’Eyvindur étaient magnifiques et empreintes d’une telle mélancolie qu’on aurait pu croire qu’il se séparait d’une sœur voire de l’élue de son cœur. Ayant emprunté quelques exemples de liaisons interdites ou secrètes évoquées dans les contes populaires islandais, il traçait un parallèle entre ces histoires et les amours des homosexuels, “si longtemps hors-la-loi dans notre société au point d’en être presque aussi invisibles que des elfes, lesquels ont enfin quitté les rochers et les collines où ils se cachaient”. Son attitude réservée tranchait vigoureusement avec son apparence plutôt voyante.
Derrière le groupe de cinq personnes occupées à remettre la table en ordre, la fête, le brouhaha et la musique battent leur plein.
– Celui-ci contient un objet en verre, déclare Kristin, un petit paquet enveloppé de papier bleu et argenté entre les mains. Espérons qu’il n’est pas cassé.
Elle secoue doucement le cadeau.
– C’est bizarre, on dirait qu’il y a du liquide à l’intérieur.
Elle regarde la carte fixée au ruban par de l’adhésif.
– Et celui qui nous l’offre n’a pas écrit son nom, ajoute-t‑elle.
– Qu’y a-t-il d’écrit, alors ? s’enquiert Heida.
– Tous mes vœux de bonheur. En avant, les filles ! Je crois qu’on ferait mieux de l’ouvrir pour vérifier que ça ne fuit pas, déclare Kristin. Elle décolle l’adhésif et déballe le paquet, dévoilant un petit bocal en verre fermé par un couvercle. C’est quoi, ce truc ?
Nous formons un cercle autour d’elle. Kristin oriente le bocal vers la lumière. Il est rempli d’un liquide jaunâtre dans lequel nage quelque chose qui ressemble à première vue à un cornichon.
Mais ce n’est pas une cucurbitacée. Ne serait-ce pas un doigt ? Ou pourquoi pas un fœtus de quelques semaines ?
La jeune mariée porte sa main à sa bouche pour étouffer un cri. D’un geste brutal, elle pose le bocal sur la table et fait volte-face. Penchés en avant, nous le scrutons longuement.
Dans le liquide baigne un pénis sectionné et tout recroquevillé.