Publication : 27/03/2002
Pages : 280
Poche
ISBN : 2-86424-423-3

Soldat, lève-toi

ou les nouvelles aventures d'un petit garçon élevé à la main

Brian ALDISS

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11 €
Titre original : A Soldier Erect or Further Adventures of the Hand-Reared Boy
Langue originale : Anglais
Traduit par : Jean-Pierre Carasso
En 1939, le jeune Horatio Stubbs s’est engagé. Il est ici dans l’armée des Indes: aux écoles privées succède l’univers d’une société d’hommes et aux jeux sexuels ceux de la guerre.
Dans la boue et la crasse de la jungle birmane, les hommes semblent attendre un ennemi qui ne viendra jamais. Mais les Japonais finiront par attaquer, alors la violence sourde éclatera des deux côtés en un combat d’une féroce intensité dramatique. Horatio apprendra que la vie a aussi la saveur du sang. Au thème classique du roman d’apprentissage s’ajoutent une verve satirique et une verdeur de langage d’une causticité peu commune qui font de ce texte un roman drôle et irrévérencieux.
  • < « L'«éducation» d'un juvénile représentant des couches moyennes passablement perturbé par une mère toujours au bord de craquer, une sexualité toujours sur le point d'exploser et un conflit mondial. C'est grossier, brutal, poignant. [...] Ce «roman d'apprentissage» fort peu sentimental est nerveux, emportant, faussement simple et véritablement secouant : du grand art qui ne se montre pas, pour des émotions obliques qui ne se formuleront pas. »
    LA QUINZAINE LITTERAIRE

Tandis que les derniers invités repartaient à tâtons dans les ténèbres du black-out, je me précipitai à l'étage et m'enfermai dans ma chambre. Ma robe de chambre tomba du crochet quand je claquai la porte et s'effondra comme un mourant, un bras mélodramatiquement jeté en travers du lit. J'arrachai mon veston sport de mes épaules et en fis une boule que je jetai dans un coin, à l'autre bout de la pièce qui devait faire dans les trois mètres de long.

Sur la commode, à côté de l'ours de bois sculpté que m'avait offert pour mon dixième anniversaire un oncle récemment rentré de Suisse, il y avait un sac de pommes vertes, une photographie encadrée d'Ida Lupino, ma casquette d'uniforme n°1 et trois gilets de corps de laine. Je balayai le tout d'un revers de main et me juchai sur la commode où je m'accroupis en gémissant, roulant ma tête d'une épaule à l'autre.

Dieu, quelle foutue saloperie de pouillerie de misère de merde! L'humiliation - non, l'ignominie - de cette merdosauterie! L'étroitesse merdeuse, minable, de la vie de mes parents! Et c'était ça la réception d'adieu par laquelle on était censé fêter mon départ avant que j'aille me battre pour mon roi et mon con de pays! Ça, une perm précédant l'embarquement? J'aimerais mieux la guerre bactériologique!

En me redressant sur les genoux, j'appuyai ma tête et mes épaules contre le plafond, comme une cariatide difforme. La tête pleine d'insanités militaires, je plaquai le côté du visage contre la peinture qui s'écaillait. Ma mâchoire s'affaissa, la salive dégouttait de ma langue, mes paupières battirent comme dans les vieux films d'horreur, révélant des hectares de blanc d'yeux. Ce faisant, je m'arrangeai en même temps pour trembler de tous mes membres en tordant chacun de mes muscles. Seigneur, quelle pollution nocturne ç'avait été en fait de soirée!

Soirée? m'interrogeai-je à haute voix, du ton de l'incrédulité. Souaarée? Sououou-ha-ha-ha-rée? Souououarrrh-ée?

Et je songeai aux autres types de la Compagnie A. Leurs bonnes bouilles de voyous passèrent devant mon oeil intérieur, leurs nez qui tournaient court et leurs cheveux coupés de même devenus presque accueillants... Wally, Enoch, Geordie, ce vieux Chaîkie White, Carter le Péteux, Chota Morris... Cette nuit-là, ils devaient être en train de se bourrer à mort ou de se farcir des nanas - du moins le soutiendraient-ils sans sourciller à la caserne le lendemain matin. Et moi - moi qui n'avais pas bu une goutte ni fourré quiconque, il allait me falloir mentir pour sauver la face, pour souscrire à la mythologie troufionne qui veut qu'on passe sa dernière perm à tringler sans relâche la première viande consentante dans une arrière-cour de pub. Je pressai plus fort des épaules contre le plafond, dans l'espoir de parvenir peut-être à crever le lattis et le plâtre pour faire irruption dans les courants d'air de la soupente, contre le revêtement isolant du réservoir d'eau. Vous n'allez pas me dire qu'ils n'auraient pas pu faire mieux, comme soirée? Pour moi, pour le futur héros, la gloire de cette connerie de régiment.

Tout ça n'avait été qu'une vaste blague depuis le début. Mon père n'avait pas manifesté la moindre étincelle d'enthousiasme. Mon frère Nelson s'était arrangé pour resquiller une perm et était venu d'Édimbourg me voir - " pour la dernière fois ", comme il disait - et c'était lui qui avait eu l'idée d'organiser la soirée d'adieu. il avait réussi à convaincre mes parents.

- Ce n'est pas facile avec la guerre, avait dit mon père, hochant du chef. Vous ne comprenez pas ça, vous, les jeunes. Et je suis de garde, à la défense passive, cette semaine.

- Oh, allez, le colonel Whale vous fera bien avoir une bouteille de whisky, avec Horry qui s'embarque pour l'outre-mer. C'est pas tous les jours!

- Du whisky? C'est hors de question! Rien de tel pour gâcher la soirée. Tu ne ferais que t'enivrer!

- Le whisky est fait pour ça, papa, dit ma soeur Ann de sa voix de martyr.

La voix de martyr, ça nous connaissait, maintenant, il nous avait suffi d'imiter notre mère.

Cette dernière voyait l'idée d'une soirée d'un fort bon oeil à condition de mettre la main sur une quantité suffisante de tickets de rationnement pour pouvoir s'acheter une jolie robe. Elle n'avait plus rien à se mettre. Voilà l'une des raisons pour lesquelles elle ne voulait plus voir personne. Elle jeta un regard malheureux tout autour du salon qui, malgré des années de sauvage abstinence stubbsienne, dégageait encore de vagues relents de bière, souvenir des jours révolus où la maison avait été une taverne.

- Il va vraiment falloir un bon nettoyage de printemps avant que j'ose inviter qui que ce soit, dit notre mère, pâle et évanescente, et qui semblait toujours implorer en silence le pardon de quelque faute énorme et inavouée. Les fenêtres ont vraiment une allure épouvantable avec ce papier collé dessus; et de nouveaux rideaux ne seraient vraiment pas du luxe.

Certes la maison faisait assez négligée, non pas seulement à cause de la guerre, mais parce que la maladie nerveuse de ma mère gagnait du terrain. Le ménage était au-dessus de ses forces, prétendait-elle. Elle se faisait plus évanescente de semaine en semaine, à notre grande irritation.

Pour finir, Nelson, Ann et moi forçâmes la main de papa, nous aurions notre fê-hê-hê-te. Ann avait seize ans; elle éclata en sanglots, disant qu'elle ne laisserait pas son frère s'embarquer avant qu'il eût eu sa soirée d'adieu.

Et qui donc pensez-vous que nous vîmes s'amener ce soir-là, gravir d'un air lugubre les marches de notre perron et pénétrer dans notre salon, où ils s'assirent face à face dans leur beau costume pour se plaindre de l'insipidité des saucisses, du déclin de la moralité et des défauts militaires des Russes, des Australiens, des Canadiens, des Américains et des Français? Mais voyons, le petit Mr. Jeremy Church, premier commis de papa à la banque, avec ses pellicules et son épouse Irene, visage pâle et bouffi, intarissable sur ses goûts et ses dégoûts; et ma grand-mère, déjà bien avancée mais encore capable de porter un coup sournois à l'époque dans laquelle nous vivions en révélant que les sacs de sable ne contenaient rien d'autre que du sable marin des plus ordinaires; et les Mole, le couple d'épiciers, guindés mais bons patriotes, accompagnés d'une vieille tante de Mrs Mole, chassée par les bombes de son appartement londonien et bien décidée à vous le faire savoir; et l'amie de maman, Mrs Lilly Crane, dont le mari était " dans quelque chose ", accompagnée de sa fille Henrietta, sous-titrée "L'Enigme" par Ann; et l'amie du moment de Nelson, Valérie, guettant le signal qu'il lui donnerait pour se tailler en douce; et cette chère vieille Miss Lewis, la voisine d'à côté qui continuait d'aller à l'église chaque dimanche, par tous les temps, alors qu'elle approchait les cent et quelques années - était-il possible que ce fussent les deux cents et quelques? Et une copine d'Ann bien roulée, Sylvia Rudge. Seize en tout, les derniers habitants des East Midlands que la mort ou la conscription eussent encore épargnés. Un joli petit lot de morts-vivants. Ma mère faisait circuler les dattes avec son célèbre "tact", souriant tristement dans ma direction tandis que tout un chacun lui offrait ses condoléances pour le cruel départ de son cadet. Ça ressemblait plus à des funérailles qu'à une fête.

Age moyen des participants - cinquante? Quatre-vingt-dix? Qui s'en souciait? Accroupi sur mon perchoir je tentai d'imaginer quand, pour la dernière fois, nos visiteurs avaient pris leur pied, si cela leur était arrivé. Il était difficile de concevoir que les femelles fussent pénétrables ou, si tel était le cas, que les mâles fussent en mesure de les pénétrer. Mr. Mole parvenait-il parfois à se frayer un chemin souterrain jusqu'en Mrs Mole, sur un sac de cassonade, sous un portrait cravaté d'Union Jack de Winnie levant deux doigts vers le ciel?

De ma position inconfortable, je pouvais apercevoir mon reflet dans le miroir de la penderie, qui se dressait près de la porte, face à la commode. J'avais sous les yeux un baiseur-né, le baiseur-né, pour peu qu'on lui en donnât l'occasion. Plantant mes pieds dans le premier tiroir (chaussettes et mouchoirs), j'étendis les bras contre le plafond. J'avais déjà vu ça quelque part. Rabattant mes cheveux sur mes yeux, je mimai une crucifixion grotesque, avec force regards de douloureux reproche en direction du plafond. "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? " Je ressemblais plus à Hitler dans une de ses transes qu'au Christ à l'agonie.

Pourquoi cette obsession du Christ, bon Dieu? Peut-être avais-je effectivement été le Christ dans une existence antérieure - autour de mes quinze ans, j'avais bercé une sournoise croyance en la théorie de la réincarnation. Putain, fasse le ciel que je n'aie pas été le Christ! Laissant tomber la crucifixion, je me fis des grimaces simiesques.

On pouvait éliminer d'emblée toutes les femmes de l'assistance, à l'exception de Valérie, Henrietta Crane et Sylvia. Valérie était la nana de Nelson, ce qui laissait Henrietta Crane et Sylvia. Ce pour bien montrer l'étendue de mon désespoir : je n avais pas éliminé Henrietta Crane immédiatement! L'Énigme pouvait avoir dans les vingt-cinq ans - cinq ans de plus que moi environ. Elle était outrageusement poudrée; ou se pouvait-il qu'on ne se fut jamais avisé de l'épousseter? On aurait dit que ses vêtements, sa chair, ses yeux, ses cheveux, tout, étaient faits d'une matière unique et ambiguë - du pain de Gênes rassis, disons. Moi-même, et malgré de fréquentes tentatives, je ne parvenais pas à me l'imaginer dévêtue, voire seulement décoiffée. Lui arrivait-il jamais de courir après l'autobus, ou de péter, ou d'éclater de rire? Henrietta Crane était le genre de fille qu'il n'était pas besoin d'approcher pour savoir que son haleine fleurait les cigarettes Kensitas et le lait de magnésie. On ne rencontre plus jamais de fille comme ça, Dieu merci. On les a toutes mises au rebut depuis la fin de la guerre.

Ce qui nous laissait la petite Syl. L'atmosphère commençant à se réchauffer - mais qu'on n'aille pas s'imaginer rien que de très tempéré! - Ann faisait fonctionner notre gramophone sur lequel elle avait déposé un disque de Carroll Gibbons, That Old Black Magic, et Sylvia se tenait près d'elle à se dandiner en cadence. C'était un gramophone à remontoir, récupéré dans l'abri aérien depuis que les bombardements étaient terminés, et elles n'étaient donc pas trop de deux pour le remonter et y p lacer des disques. A pas feutrés, je contournai la zone des bavardages étriqués, attiré par le dandinement de Sylvia.

Son popotin allait jusqu'à dix heures, d'un mouvement circulaire puis, dans le sens contraire des aiguilles d'une montre, revenait jusqu'à deux heures et demie environ, après quoi, il répétait toute l'opération. Comme elle s'appuyait plus sur une jambe que sur l'autre, ses fesses n'étaient pas parfaitement synchronisées: la gauche suivait Carroll Gibbons, tandis que la droite suivait un rythme plus endiablé qui lui était propre. Quel spectacle! Je sentis mon pouls s'accélérer. Bordel, il fallait que je tire un coup le soir même - le lendemain, bien malin qui aurait dit ce qui se passerait le lendemain! Mon estomac émit un faible gargouillis à la seule évocation du lendemain... Au moins Syl savait bouger, ce n'était pas comme Henrietta Crane. Syl était petite et plutôt sournoise, mais elle était loin d'être aussi vieille que L'Énigme. Ses seins faisaient saillie sous sa robe bleue, encore qu'ils fussent incapables de coïncider parfaitement avec les pinces du tissu prévues à cet effet. Bien sûr, il devait s'agir d'une vieille robe de sa mère remise à la taille. J'avais déjà rencontré la mère de la petite Syl, mais il en aurait fallu plus pour m'arrêter. Je souris, elle sourit, sans cesser de remuer les fesses d'une manière amicale. A moins qu'elles ne remuassent d'elles-mêmes.

- Alors tu t'en vas, Horatio ?

- La guerre traînait trop. L'état major a fini par se décider à faire appel à moi.

- … (" J'entends ton nom, et je prends feu ")… Sensuelles, ces paroles. De quoi as-tu l'air, avec ton uniforme ? Je parie que tu es magnifique ! Habillé de pied en cap pour l'action !

- Ça te dirait de me voir sans uniforme, sans rien du tout ?

- Comment ça, Horatio ?

- Déshabillé de pied en cap pour l'action.

- Non mais, écoutez- le celui-là, dit-elle à Ann.

Papa n'était pas là et maman officiait donc pour deux. Elle s'amena, évanescente, le verre à la main.

- Alors, mon grand soldat, tu te fais enlever par Sylvia ?

- Mais je viens de…

- Circulez, jeune homme. Et fais-moi le plaisir de ramener tes cheveux en arrière. Tu as l'air ridicule avec cette mèche dans les yeux !

Ces aménités familiales furent prononcées sotto voce.

Elle venait de vaincre l'instinct naturel qui me poussait à ressembler à Robert Preston dans Wake Island, que j'avais vu cinq fois au cinéma du camp, comme elle avait finalement vaincu celui qui poussait mon père à refuser l'alcool. "Rien de tel pour gâcher la soirée." Non, franchement, il n'avait pas vraiment dit ça ; j'avais dû me l'imaginer ! Mais, c'était bien son genre, ce pauvre vieux papa. Heureusement, le sens de l'à-propos de maman l'avait emporté ; elle était allée faire de la lèche au type de la poste qui pouvait vous procurer tout ce dont vous aviez besoin, et s'était ainsi procuré deux bouteilles de sherry d'avant-guerre, qu'elle était en train de distribuer gaiement, avec force allusions aux fumées de l'alcool, dans de petits verres jaunâtres. Mr. Jeremy Church, qui tenait à faire savoir quel jovial étron il était, avait apporté une bouteille de bourgogne.

- A plus tard, lançai-je par-dessus mon épaule à Sylvia, chargeant ces mots de tous les dégoûtants sous-entendus grivois qu'ils pouvaient comporter.

Je contournai les conversations de pénurie et d'héroïsme, m'efforçant par d'autres moyens que le désordre de ma coiffure de me donner l'air de débarquer de Wake Island.

J'obtins de Church un verre de bourgogne avec le minimum de conversation nécessaire et allai jeter un œil sur Henrietta Crane.

L'Énigme présentait plusieurs échantillons de vêtements entre le chemisier et le pain de Gênes - gilet de corps, camisole, tricot, soutien-gorge, que sais-je ; le temps de guerre offrait à ce genre de fille l'occasion rêvée d'endosser toute sorte de hardes vétustes mises au rancart par sa mère cinquante ans auparavant. Le pain de Gênes, manifestement jamais épousseté, se soulevait et s'abaissait lentement, comme s'il était habité. Oui, avec un peu de bonne volonté, je pouvais arriver à m'exciter. Je mis mes émotions sexuelles en état de marche en imaginant des vulves de pain de Gênes. La bite eut un petit tressaillement léthargique dans son sommeil, comme un très vieux chien qui se voit offrir un très vieil os.

Henrietta Crane sirotait du bourgogne en compagnie de sa mère. Elles faisaient des mines et chuchotaient de conserve. Je me perchai sur un bras du sofa à côté d'elle - plus par respect envers la Compagnie A que pour toute autre raison. Elle déplaça subrepticement le coude, pour éviter tout risque d'un contact de hasard avec mon cul.

- Je suis si content que vous ayez pu venir ce soir, Henrietta - vous et madame votre mère. Vous n'avez pas eu de mal à trouver votre chemin dans le black out ?

- Ainsi, vous n'avez que quarante-huit heures de permission, Horatio, c'est bien ça ?

C'était sa mère, pas elle, levant vivement les yeux et montrant son dentier.

- Exactement. Quarante-huit heures. Comme toujours.

- Tout juste deux jours, en somme ?

Je fis celui qui compte rapidement à voix basse.

- … Trente, trente-trois, quarante, quarante-huit… Oui, c'est vrai, tout juste deux jours, en somme ! dis-je avec autant d'étonnement feint que j'osai en manifester.

- Et où allez-vous rejoindre l'armée ? Vous êtes bien dans l'infanterie ?

- Premier bataillon des Second Royal Mendip Borderers.

- Eh bien, c'est l'infanterie, non ? Où allez-vous partir ?

- C'est un secret militaire, Mrs Crane, que je suis au regret de ne pouvoir divulguer.

Un secret militaire qu'on s'était bien gardé de me confier, aurais-je pu ajouter. Tandis que nous parlions, Henrietta Crane gardait les yeux fixés sur sa mère, plutôt que sur moi, ses petites lèvres charnues luisant du bourgogne qu'elle était en train de siroter. Il existait un faible espoir que, si j'attendais assez longtemps (disons cinq jours), elle se saoule la gueule et se débarrasse de tous ses principes moraux ; si ces derniers étaient aussi nombreux que ses sous-vêtements - et j'étais convaincu qu'il existait une relation entre les deux - alors l'espoir était faible, effectivement, et une seule bouteille du bourgogne de Church n'y suffirait pas.

- Alors, vous allez vous battre ? demanda Mrs Crane.

Son léger accent des Midlands lui faisait prononcer farting (péter) plutôt que fighting (se battre), impression que renforçait encore le ton de voix qu'elle avait adopté et qui donnait à penser que, quoi que je décidasse de faire, il eût mieux valu que je m'y prisse discrètement, dans quelque ruelle écartée.

- Oui, je pense que je vais effectivement péter pas mal, répliquai-je.

Plus abattu qu'irrité, je m'adressai à Henrietta :

- On commence à étouffer, ici, avec toutes ces cigarettes, et puis la pièce se met à puer la bière dès qu'elle se réchauffe. Ça vous dirait que je vous fasse visiter notre abri antiaérien, dans le jardin ?

Cette bonne vieille Énigme me lança un regard de mannequin de cire avant de couler une œillade à sa maman.

- Nous aussi nous avons un abri antiaérien, vous savez, me dit-elle d'un ton de voix qui donnait à entendre qu'elle n'était pas mécontente de faire preuve d'un tel sens de la répartie. J'y garde même ma collection de petits vases, n'est-ce pas, maman ?

- Bien sûr, ma chérie.

Puis, m'adressant un sourire d'exégète :

- C'est là qu'elle garde sa collection de petits vases, dans notre abri antiaérien.

- Mmmm, j'imagine que, de cette façon, ils ne risquent pas de se briser pendant un bombardement.

- On ne peut rien vous cacher, dit Henrietta.

Elle eut un petit rire qui semblait un code convenu à l'avance pour signifier : RIEN A FAIRE CE SOIR.

- Laissez-moi remplir votre verre, dis-je.

Urine de chien ou pissat de cheval ?

Ann s'affairait toujours auprès du gramophone, passant un disque après l'autre. Elle et Sylvia se tapaient du sherry en rigolant. Jeremy Church rôdait dans les parages comme s'il les trouvait toutes deux à son goût, tandis que Mrs Church souffrait le martyre aux mains de la tante Mole qui avait entrepris de lui narrer par le menu le bombardement qui l'avait privée de domicile. La plupart des disques étaient des chansons sentimentales qu'Ann adorait. How Green Was My Valley, Room 504, Whispering Grass, You Walked By, My Devotion, Yours, et une qu'elle ne se lassait pas de repasser en mon honneur, You Can't Say No To A Soldier. Bon Dieu, c'était elle la seule qui m'eût jamais dit " oui " ; toutes les autres salopes assemblées là semblaient ignorer jusqu'au sens de la question !

Je glissai entre les doigts du vieux Church qui aurait tant aimé causer un peu des Horreurs de la Grande Guerre (" Vous ne pouvez pas vous en souvenir, mais c'était beaucoup plus dur en ce temps-là "), et je me remis à flirter avec Sylvia.

- Tu t'es cassé le nez avec Henrietta, hein ?

Et Ann, elle et moi éclatâmes de rire.

Elle avait pas mal de boutons sur les bras, mais on commençait à s'entendre pas mal, tous les deux, quand je remarquai Nelson qui s'apprêtait à filer en douce avec Valérie. Il m'adressa un clin d'œil, lent et appuyé à s'en écorcher la cornée. Ah, le salaud ! La jalousie m'étreignit. Valérie n'était pas mal du tout, un peu prétentiarde à cause de son appartenance au corps des auxiliaires féminines de l'armée de terre, mais franche luronne - et tout le monde savait que les AFAT étaient portées sur la chose ; le contact avec la nature et tout ça. Ils allaient boire une pinte au pub, après quoi Nelson la plaquerait contre un mur, histoire de se secouer un peu les genoux. Je le savais parce qu'il m'en avait parlé avec une humilité qui n'excluait pas la fierté. Il prétendait que ce genre de séance était la manière la plus épuisante de baiser. Je brûlais d'essayer, d'être vraiment vidé, pour une fois.

- Ça te dirait de venir jeter un coup d'œil à notre abri, Sylvia ?

- Qu'est-ce qu'il a de si particulier, ton abri ? On en a un aussi !

- Ah oui, mais est-ce qu'il a l'eau courante chaude et froide, hein ?

- Non, et je parie que le tien non plus !

- En tout cas y a bien une flaque dans un coin. Non, tu vois, écoute, j'y garde ma collection de petits vases. Ça va t'intéresser.

- Tu gardes ta quoi ?

Sur ces entrefaites, alors que l'issue de la bataille qui devait conduire la petite Syl à se faire secouer les genoux était encore incertaine, voilà mon père qui s'amène ! Il venait de finir son tour de garde, à la recherche des brèches éventuelles de la défense passive. Il portait son masque à gaz et sa lampe torche et prit bien soin de n'ôter son casque d'acier marqué des initiales ARP qu'une fois au milieu de la pièce, de manière à rappeler tout un chacun à ses devoirs. Le casque lui donnait l'air plus court sur pattes que jamais. Je remarquai que le rebord arrivait à peine à la hauteur de l'aspect le plus saillant de la personne de Henrietta Crane.

Son entrée causa une certaine confusion. La vieille Mole l'interpréta comme un signal, celui de se mettre à couvert, et les Mole aidés de Mrs Church durent s'interposer pour l'empêcher de prendre ses quartiers sous notre table à abattants jusqu'à la fin de la guerre. Gêné, papa fit semblant de n'avoir rien remarqué (un de ses tours favoris), et entreprit une inspection sévère de notre propre installation de défense passive, relevant et abaissant les stores trois fois de suite, comme pour adresser des signaux à un essaim de Dorniers. Nelson et sa pépée en profitèrent pour s'éclipser, et je parvins à entraîner Sylvia jusque dans la cuisine.

- Sortons dans le jardin pour respirer un peu.

- Je vais fumer une cigarette. Tu veux une Park Drive1 ? Elle me tendit le paquet : Ce sont les seules que j'aie trouvées au tabac, je ne les aime pas trop.

- Merci. Allons fumer dehors. On ne s'entend plus, là-dedans.

Nos mains s'effleurèrent quand j'allumai sa cigarette.

- J'écoutais la musique. Tu ne trouves pas qu'Artie Shaw est le plus grand musicien de tous les temps ?

- Écoute, sortons, vraiment ! On ne peut même pas compter sur la musique, ma mère risque de l'interrompre à tout moment pour se mettre à réciter un poème, si elle juge que la situation lui échappe. Que le vieux Church se bourre un peu la gueule, et je ne réponds plus de rien !

Nous nous tenions de part et d'autre de la table de la cuisine, tirant sur nos cigarettes, les yeux fixés l'un sur l'autre. Elle devenait de plus en plus excitante. Impossible qu'elle ne fût pas assez maligne pour s'être avisée de ce que j'attendais d'elle ! Où plaçait-elle son patriotisme ? Aussi désespérément que je désirasse l'embrasser - rien que l'embrasser si rien de plus n'était possible - toute mon éducation m'empêchait de le lui dire directement. Tout devait se dérouler selon un ensemble feutré de règles désuètes, si mal définies qu'on ne pouvait jamais être sûr de pouvoir aller de l'avant. A moins d'adopter la démarche plus moderne mais tout aussi inhibante popularisée par le cinéma, tout devant être romanesque, avec ce regard dans les yeux, cette lune dans le ciel, et Max Steiner dégoulinant au violon… alors on s'alanguissait brusquement tous les deux et on se mettait à débiter des choses tendres, spirituelles et désabusées : " Jamais je ne me suis senti aussi jeune que ce soir. " " Mais c'est vrai, tu as l'air d'un tout petit garçon ! " " C'est toi, ma chérie, tu fais de moi un adolescent. " " Nous sommes tous d'éternels adolescents. " " Ce soir, oui, c'est vrai ! " Cette conception américaine était encore plus difficile à maîtriser que le vieux protocole britannique mais, une fois maîtrisée, elle donnait des résultats positifs. La musique allait crescendo, vos mains se joignaient, vous étiez au bout de vos peines, vous aperceviez déjà des fleurs, vous vous tendiez, vos lèvres se touchaient, les mouvements pelviens commençaient d'eux-mêmes. Mais au-dessus de notre table de cuisine soigneusement récurée, rien ne commença à commencer.

- Tu penseras à moi quand je serai dans l'île de Wake ou dans un autre enfer du même genre ?

Alors Ann, dans la pièce d'à côté, mit sur le gramophone son disque favori, le disque favori de tout le monde, Len Chamber interprétant That Lovely Week-end. Les paroles nous parvenaient dans la cuisine, m'éperonnant de toute leur crainte petite-bourgeoise de la guerre et de la séparation.

… La course en taxi bien après minuit

Le petit déjeuner du lendemain, rien que toi et moi.

Il a fallu que tu partes, on avait si peu de temps,

On avait tant à se dire.

Ton paquetage à faire, ton train à prendre -

Je n'aurais pas dû pleurer mais je n'ai pas su m'en empêcher…

- J'adore ce truc-là, dit la petite Sylvia. Il y a un type, au bureau, il l'appelle " cette saleté de week-end ".

Elle rit.

- C'est une chanson épouvantable, elle me fait penser à tout ce que je vais manquer. Je m'embarque demain, je ne reviendrai peut-être jamais plus. Un petit coin de terre étrangère et tout le tralala…

J'avais alors un bras autour de sa taille et je fumais avec application, appuyé contre son flanc gauche. Elle fit mine de ne rien remarquer.

- Et ton frère, où est-ce qu'il est stationné ?

De nos jours, une nana qui s'aviserait de poser une question aussi conne dans un moment pareil, on lui en balancerait une à travers les côtes. Pour finir, je parvins à l'entraîner dehors par la porte de derrière, dans la tiède obscurité de l'automne. On voyait bien qu'elle ne se ferait pas trop prier. Écrasant la Park Drive sous mon pied, je lui passai le bras autour du cou en marmottant quelques considérations édifiantes. Je sentais son odeur et elle sentait bon. La nuit l'enhardissait manifestement. Elle laissa tomber son mégot, leva les yeux et me sourit. Elle était mystérieuse, à peine visible. Un gentil visage, dépourvu de toute sournoiserie. Elle posa ses mains sur mes joues et les y laissa.

- Dommage que tu partes, me dit-elle, tu es mignon.

- T'en fais pas, je reviendrai !

- Tu vas me manquer !

- Oh ! je ne suis pas encore parti, hein ? Je vais te donner un petit souvenir !

Nous nous sommes embrassés et enlacés plus étroitement. Mon système commença de s'adapter au sien. Une douce chaleur m'envahit tout entier, tandis qu'une jeune érection toute neuve montait se frotter le nez contre son ventre. La conjoncture s'améliorait nettement ! Sylvia poussait de petits glapissements aigus et disait " oh ! chéri ! " d'une manière qu'Ida Lupino elle-même n'eût pas désavouée. Nos bouches commençaient à s'entrouvrir dans un baiser. Elle n'avait manifestement aucune prévention envers ce contre quoi elle se frottait. A peine conscient de ce que je faisais, je l'acculai au coin du mur du jardin et de l'abri antiaérien où, en me baissant un peu, j'allais être parfaitement en mesure de lui secouer les genoux, à condition de ne pas décharger avant d'être parvenu à mes fins.

Sans cesser de l'embrasser, je déboutonnai ma braguette et dégainai. Sylvia savait parfaitement où je voulais en venir. Sans simagrée, elle s'en empara et la pressa affectueusement tandis que je glissai une main sous sa jupe. A peine avais-je plongé le bout de mes doigts dans une fente douce et fourrée que la putain de porte de la cuisine s'ouvrit dans notre dos.

- Horiato !

C'était ma mère qui faisait mine de chuchoter. Quel esprit d'à-propos !

Sylvia me lâcha la bite comme si elle s'était soudain transformée en oursin et se fit toute petite dans les ténèbres. Une envie de meurtre me fit tourner les sangs. Remettant l'oursin dans son logement, je demandai :

- Qu'est-ce que vous voulez ?

Une bonne question, à vrai dire.

- Qu'est-ce que tu fabriques dehors, Horatio ?

- J'arrive, maman ! Pour l'amour du ciel cessez de me suivre à la trace comme si j'avais deux ans !

- Je ne te suis pas ! J'ai très bien compris que tu n'avais pas la moindre envie de m'adresser la parole, à moi, ta propre mère ! Rentre immédiatement t'occuper de tes invités. Ils te jugent certainement d'une grossièreté incroyable.

- Écoutez, je suis sorti prendre l'air une minute. D'accord ?

Elle avait l'air vraiment furax, mes vieux réflexes d'alerte, que l'adjudant-chef Meadows n'aurait jamais été capable de mettre en branle, s'éveillèrent en moi.

- Je sais parfaitement que Sylvia est avec toi ! Fais-moi le plaisir de rentrer immédiatement et de te conduire correctement, sinon je vais appeler ton père !

Et nous sommes donc rentrés en passant devant elle, Sylvia rouge de honte, et moi, un fantassin de vingt ans, fierté des Royal Mendips, sur le point de mourir pour la vieille Angleterre, moi qui bandais tous les soirs comme un cerf - c'était à se demander, parfois, pour quel bordel de putain de raison de merde on allait se battre !

J'en avais tellement plein le dos que je demeurai quelque temps près de la commode, jouant sans conviction les Tarzan devant le miroir. C'était vraiment pas passé loin ! Je reniflai mes doigts mais l'odeur s'était dissipée, maintenant, putain ! Après un nouvel épisode de crucifixion, je me laissai glisser par terre la tête la première et me tordis sur le tapis. Lentement, progressivement, la tête pendante, abandonnée entre les épaules, la langue tirée, je me relevai devant le miroir. C'était le troisième jour. La résurrection.

Né à Norfolk en 1925, Brian Aldiss, est considéré comme l’un des fondateurs du renouveau de la science-fiction contemporaine.
Romancier, anthologiste, essayiste, son œuvre littéraire épouse dans un premier temps les règles de “ l’extrême science-fiction ” (Non-stop, 1958) pour évoluer par la suite vers un genre mixte, vers une rencontre entre le roman de proche anticipation et celui de littérature dite générale, aux critères de genre plus souples et plus libres, autorisant la mise en œuvre de descriptions psychologiques complexes (Rapport sur probabilité A, 1968; Pieds nus dans la tête, 1969), voire érotiques (Un petit garçon élevé à la main, 1970; Frankenstein délivré, 1973). Son œuvre culmine avec la Trilogie d’Helliconia, un livre-univers à la mesure du cycle de Dune de Frank Herbert qui installera son auteur sur la liste des best-sellers.

Bibliographie