Dans la presse

Derrière les plaisirs

la joie " par Jacques Schlanger*

" Dès l'abord, je tiens à souligner : je ne suis ni épicurien, ni disciple d'Epicure, je suis un ami d'Epicure. Epicure a trop rarement la réputation qu'il mérite. On méprise un Epicure des pourceaux qui se vautrent dans la fange des plus grossiers plaisirs. Moi, j'aime l'Epicure du petit fromage frais. A la fin d'une épître savante à l'un de ses disciples, il lui demande de lui faire envoyer un petit fromage frais, dont il veut faire ses délices. Voilà l'Epicure que j'aime. Dans le monde de la consommation effrénée dans lequel nous vivons, Epicure, l'hédoniste nous donne là une leçon toujours actuelle. Se satisfaire de ce que l'on a , ne pas chercher à dépasser les besoins les plus nécessaires, qui sont à la fois les plus simples et les plus agréables à satisfaire. En cas de besoin, dit-il, le pain et l'eau sont ce qu'il y a de meilleur.
On parle beaucoup des plaisirs d'Epicure, et Epicure lui-même en parle longuement. Mais derrière les plaisirs, il y a la joie : les plaisirs sont de l'ordre de l'avoir, la joie est de l'ordre de l'être. Etre dans la joie, voilà ce que veut profondément Epicure, et les plaisirs ne sont qu'une des voies vers cette joie profonde, sévère, entière, qu'au fond nous désirons tous. Dans le monde d'Epicure qui est un monde issu du hasard du choc des atomes, et en cela il ressemble fort au nôtre, le fait même d'être est un miracle, une chance qui nous tombe dessus, chance qu'il faut savoir saisir, chance dont il nous faut apprendre à faire bon usage.
Dans ce monde du hasard, les êtres humains sont en charge d'eux-mêmes, ils ne peuvent s'en prendre qu'au sort et à eux-mêmes - et avec le sort, on ne discute pas. Reste ce que chacun de nous peut faire, pour soi, pour ses proches, pour ses amis, pour l'humanité entière. Ce volontarisme d'Epicure me plaît beaucoup. Je pense comme lui que ce sont les êtres humains, au long du développement de l'humanité qui, en t?tonnant, ont fondé, formé, élaboré, affiné les normes selon lesquelles nous vivons, selon lesquelles nous devrions vivre - avec des à-coups, avec des hauts et des bas, mais tout de même en avant. Ni Dieu, ni dieux, juste nous et le sort auquel nous ne pouvons rien. S'accepter pour ce qu'on est, se vouloir pour ce qu'on peut être, être responsable de soi, se soumettre librement aux valeurs qu'on s'est librement choisies, voilà un aspect fondamental de l'enseignement d'Epicure, aspect qui me paraît toujours essentiel de nos jours. Voilà pourquoi je suis l'ami d'Epicure. "