Dans la presse

EPOK

Géraldine Faes

Militant de la gauche révolutionnaire accusé de meurtre, l'Italien Massimo Carlotto a côtoyé en prison les malfrats de la pègre. De quoi nourrir les pages noires de ses polars. Dans Arrivederci amore, aujourd'hui traduit en français, le romancier poursuit son objectif : " Décrire la dérive criminelle de l'Italie actuelle. "
Il aime rappeler qu'il détient le record d'Italie du nombre de procès pour une même affaire : onze passages en justice, entre 1976 et 1993, pour un crime qu'il a toujours nié, l'assassinat d'une jeune femme qu'il avait en réalité découverte dans un appartement vide, agonisant de 59 coups de couteau. Gracié en 1993, Massimo Carlotto est devenu écrivain l'année suivante. Ses romans, forcément noirs, s'inspirent de son histoire. Et quelle histoire... Militant de la gauche révolutionnaire italienne emprisonné pour meurtre à 19 ans, relaxé en 1978 faute de preuves, et de nouveau condamné, il s'enfuit à Paris puis au Mexique, où un camarade de la gauche syndicale le dénonce à la police, qui l'arrête et le torture. De retour en Italie, il purge sa peine jusqu'en 1987, au milieu de la pègre de droit commun. Libéré pour maladie grave, c'est de Cagliari, en Sicile, que Massimo Carlotto, 46 ans, savoure aujourd'hui sa réhabilitation et sa renommée croissante. Alors que deux de ses huit romans feront à l'automne l'objet d'adaptations cinématographiques en Italie, Arrivederci amore est son troisième livre traduit en français. Monologue intérieur d'une crapule amorale en marche vers la reconnaissance sociale, ce récit nerveux et violent décrit une Italie contemporaine pourrie par l'inextricable imbrication des mafias et de l'économie légale. Massimo Carlotto affirme qu'il n'outre pas la réalité.
EPOK : Quelle était précisément votre fonction à Lotta Continua ?
MASSIMO CARLOTTO : Lotta Continua (La lutte continue) était dans les années 70 la plus grande organisation d'extrême gauche en Italie. On rêvait de conquérir le pouvoir pour instaurer un communisme à visage humain, très différent de ceux de l'Europe de l'Est. Moi, je m'occupais au sein de l'organisation de la contre information, autrement dit d'enquêter sur les fascistes, la police et les dealers d'héroïne, très nombreux en Italie à cette époque, et qui décimèrent d'ailleurs nos rangs avec leur drogue. Quand nous avions recueilli des informations, nous pouvions les dénoncer... Je crois que cette expérience m'a été utile pour devenir écrivain de polars . D'ailleurs, je n'ai jamais cessé d'être un militant de gauche. Aujourd'hui, je participe au Mouvement des mouvements, nom donné en Italie à la mouvance antimondialiste.
Quelle est la part autobiographique de ce nouveau roman ? Avez-vous été, à un moment de votre vie, le personnage ignoble, "pourri", incarné par Giorgio :
Non. Mais Giorgio, le héros de mon livre, est un personnage construit à partir de trois hommes qui ont réellement existé un ex-militant de la lutte armée, un criminel professionnel et un killer sans préjugés qui était aussi un indicateur de la police.
éprouvez-vous de la nostalgie à être rentré dans le rang ?
Ma génération a eu une vision romantique et rebelle de la "malavita'" un mot que l'on pourrait traduire en français par l'univers des marginaux, des clandestins, des illégaux. Dans les années 70, cette vision avait un sens, mais aujourd'hui, la réalité est très différente. Dans le temps, la malavita avait des règles précises, des codes. Aujourd'hui, les criminels venus de l'étranger ne respectent plus rien : dans leurs territoires, celui qui gagne est le plus violent, le plus cruel. La criminalité qui s'est développée à la suite de la globalisation de l'économie est un danger terrifiant pour notre société, et il faut la combattre sans hésitation. J'ai justement écrit ce roman pour décrire cette nouvelle génération de criminels, dans laquelle je ne me reconnais pas.
Vous décrivez une Italie incroyablement mafieuse et corrompue. Est- ce une exagération de la réalité?
Certainement pas, puisque mon but est justement d'informer le lecteur sur ce qui est en train d'advenir. Le territoire italien est divisé en régions sous contrôle des mafias. Au sud, il y a les mafias typiques : la sicilienne (Mafia), la calabraise (Ndrangheta), la napolitaine (Camora). Au nord, les nouvelles mafias viennent des pays de l'Est : albanaises, roumaines, bulgares, russes et, surtout, croates... Les mafias italiennes leur ont abandonné le nord du pays. Ces organisations ne se cachent pas, opèrent en pleine lumière. Dans la presse, on trouve quotidiennement des articles sur des faits qui prouvent la gravité de la situation. Ce que les gens ignorent en revanche, ce sont les mécanismes de l'interaction entre ces mafias et le pouvoir économique et politique.
Justement, cette imbrication entre la criminalité et l'économie, une spécialité italienne qui est au cœur du roman, est-elle particulièrement développée en Vénétie ?
Le Nord-Est, considéré comme la locomotive de l'économie italienne, est un modèle inégalé de criminalité économique, qui fonctionne grâce aux connexions entre l'économie légale et illégale. Les capitaux y ont été en grande partie accumulés grâce à l'évasion fiscale, puis réinvestis dans des activités illégales. Il n'y a pas un jour que la police ne découvre des travailleurs clandestins, en particulier chinois, travaillant dans un état de semi-esclavagisme. Ces travailleurs sont gérés par les organisations criminelles, mais ils travaillent in fine pour le compte d'entreprises parfaitement légales. Mon personnage,
Giorgio, incarne ce nouveau type de criminel italien, qui a besoin de se camoufler à l'intérieur du processus productif, donc d'avoir une vie en surface propre, d'être socialement intégré, de manière à pouvoir faire des affaires avec la classe économique et même politique.
On a l'impression que vous connaissez personnellement ces véreux, ces Croates, ces prostituées dont vous parlez... Comment vous documentez-vous avant d'écrire?
Je suis un romancier convaincu que le roman noir est un instrument extraordinaire pour raconter la réalité qui nous entoure. à la différence d'autres écrivains, je poursuis un dessein : décrire la dérive criminelle de l'Italie actuelle. Je choisis donc une vraie histoire, un fait divers par exemple, je me documente pendant des mois et des mois, je mène une véritable enquête, je lis les actes judiciaires, j'interviewe des témoins, je visite les lieux... Puis je mélange la fiction à la réalité. Vous constaterez d'ailleurs que mes personnages principaux ne sont jamais des flics honnêtes ou des juges, les informations ne provenant pas de ce milieu. Quand j'étais en prison, j'ai rencontré et très bien connu des criminels et des avocats, alors j'exploite mes connaissances et les informations qu'ils continuent parfois de me donner.
Estimez-vous appartenir à une école italienne du roman ?
En Italie, et c'est une chance, il n'existe pas "une" école du roman policier. Nous écrivons tous avec des styles et des contenus très différents, et je crois que cela permet d'avoir un débat intéressant et constructif. J'ai cependant des auteurs de référence : le Bolognais Loriano Macchiavelli, le premier qui a compris l'importance d'avoir une écriture politique du polar. Et puis Laura Grimaldi, la première femme italienne à avoir, à travers le polar, analysé la place de l'homme dans notre société. Parmi les étrangers, j'aime beaucoup Manchette, Izzo, que j'ai traduit et fait connaître dans ma maison d'édition, Ellroy, Burke, Derek Raymond,
Leonard, et les classiques comme Chandler et Hammett.
à sa sortie de prison, Giorgio est devenu totalement agnostique. Est-il possible, comme lui, de croire à une cause au point d'être prêt à y sacrifier sa vie, puis de ne plus croire en rien?
Personnellement, je suis sorti de prison en gardant mes idéaux intacts. Au contraire, cette expérience les a renforcés. Mais d'autres militants de la lutte armée ont cru que la prison représentait la défaite : alors qu'ils étaient prêts à mourir, et surtout à tuer au nom de leurs idéaux, ils ont subitement décidé - face à la perspective terrible de la prison à vie - de réduire leur temps de détention en trahissant leurs propres copains. En somme, ils ont estimé que l'histoire du mouvement s'arrêtait le jour de leur arrestation.
Giorgio dit : "La prison San Vittore était pour moi un amas de visions fragmentées, de bruits et d'odeurs. J'aurais pu rationaliser et ordonner mes souvenirs, mais j'avais peur de me briser ". Avez-vous commencé à écrire pour ne pas vous briser? Pour vous reconstruire ?
Mon expérience de la prison a surtout influencé ma réflexion sur la mémoire générationnelle. Notre génération a connu la prison, mais l'a évacuée de sa mémoire, très vite. Or, dans mes romans, je me réfère toujours à des faits qui expriment la réalité de ces années-là. J'ai commencé à écrire en 1994 pour raconter ma cavale, mais je ne cherchais pas à me retrouver : je ne crois pas à la fonction thérapeutique de l'écriture. Non seulement il est impossible d'oublier ce que l'on a vécu, mais surtout il est très dangereux de le faire. Il ne faut pas réduire sa réflexion à sa seule expérience personnelle. L'unique manière de rationaliser le passé, un passé fort, est de l'assumer dans une perspective collective et générationnelle.
Vous décrivez très bien ce qu'est la trahison : avez-vous déjà trahi quelqu'un ?
Non. Au contraire, j'ai été trahi plusieurs fois. Et toujours par des personnes que je croyais amies. Je décris l'un de ces épisodes, au Mexique, dans mon roman autobiographique, En fuite, qui fait actuellement l'objet d'une adaptation cinématographique. En deux mots, en 1985, j'étais membre d'un groupe de militants syndicaux mexicains. L'un des syndicalistes m'a trahi, me dénonçant à la police mexicaine. J'ai été arrêté, torturé, car on me soupçonnait d'appartenir aux Brigades rouges.
Y a-t-il aujourd'hui, selon vous, des causes qui méritent d'être défendues? Des gens que l'on peut admirer ?
Certainement. C'est pour cela que je milite dans le mouvement contre la globalisation. La paix, la faim, le développement du sud du monde, l'écologie, la justice sont des causes fondamentales. J'admire beaucoup ceux qui se battent en première ligne. Maintenant, et c'est tant mieux, il n'existe plus de grands leaders, mais une multitude de gens qui chaque jour font quelque chose d'important.
Dans le livre, vous portez un regard très dur sur un mouvement de guérilla. Sont-elles, elles aussi, corrompues, pourries de l'intérieur?
Pas totalement, mais il y a eu des faits très graves qu'il ne faut pas occulter. J'ai déjà écrit un roman sur les
desaparecidos en Argentine, dans lequel je raconte les épisodes douloureux de la trahison et de la collaboration avec la dictature. Je crois que le pire des ennemis de la vérité, et de la mémoire de ceux qui ont été torturés et tués, soit de faire comme si rien ne s'était passé. L'une des fonctions primordiales de mes romans est de dire la vérité.

VéNéTIE POURRIE
Giorgio Pellegrini, ancien militant d'extrême gauche, balance ses camarades de lutte pour écourter sa peine de prison. Libre, le héros
d'Arrivederci amore tente vainement d'être honnête avant de constater que l'affaire est plus complexe qu'il n'y paraît. Il décide donc de recourir à la criminalité pour conquérir le statut d'honnête homme auquel il aspire. Dire que Giorgio est ignoble est un euphémisme : avec une grande application, le voici fracassant des crânes et des doigts, comptabilisant les billets glissés dans les strings des strip-teaseuses, abusant ,violemment de la veuve d'un caïd et de la femme d'un marchand de chaussures... Au passage, Massimo Carlotto décrit avec une précision clinique l'imbrication des mafias et des milieux économiques dans une petite ville de province, raille la naïveté militante d'une beauté extrémiste que Giorgio se fera un plaisir de dégommer et rappelle que si les ordures ne parviennent pas toujours à leurs fins, leur chance de réussir demeure cependant supérieure aux autres.