Dans la presse

LE MONDE

Alexandra Laignel-Lavastine

"Un parti d'extrême droite aux portes du pouvoir: cette situation, le psychosociologue de renommée internationale Serge Moscovici l'a connue sous des formes bien plus radicales, lui dont l'adolescence a eu pour théâtre le Bucarest de la Garde de Fer et des pogroms. Il y a dans le racisme, écrivait-il déjà en 1984, " un noyau dur, un matériau impalpable qui résiste, autour duquel on peut tourner comme les électrons tournent autour de leur noyau, mais dans lequel on ne pénètre pas. Un noyau aussi dur et aussi résistant que la mort elle-même ". Phrase terrible de la part d'un savant dont tout l'itinéraire semble avoir consisté à fuir l'atmosphère d'une jeunesse volée par la haine. Que son fils, Pierre, soit devenu ministre de Lionel Jospin avait fait de cette trajectoire un modèle d'intégration réussie. Au lendemain du dimanche 21 avril, pourtant, le tableau semble soudain moins lumineux pour cet homme exigeant, d'une rare densité. Un homme qui, après avoir été dès les années 1960 un pionnier de l'écologie politique en France, et son principal maître à penser, allait prendre ses distances vingt ans plus tard, reprochant aux écologistes leur manque de fermeté à l'égard du Front national.
D'un confin à l'autre du Vieux Continent, c'est à une belle et douloureuse histoire d'Europe que renvoie le destin des " Mosco ". Sans la guerre, explique Serge Moscovici, fils d'un marchand de céréales issu d'une famille juive de Bessarabie, il serait retourné sur les bords du Danube, " pour y travailler, dit-il, comme mon père et mon grand-père. Heureux de voir s'écouler les années près des vastes champs de blé. " Mais il y aura la montée du fascisme roumain et l'expérience cruciale de l'antisémitisme.
Le futur sociologue est exclu du lycée, réchappe par miracle au pogrom de Bucarest, en 1941 -" ce que j'ai vu a brouillé pour toujours la vision que j'avais des hommes ", raconte-t-il dans sa Chronique des années égarées (1997), magnifique récit autobiographique en partie écrit pour ses deux fils. Puis ce sera, à 17 ans, le travail forcé, le froid et la faim. " Là, pour la première fois j'ai compris l'importance de ma taille? " Comme il est le plus grand, on le nomme chef. Du coup, il se met à lire et apprend le français. Et il conçoit le projet fou, lui qui travaillera en usine jusqu'en 1947 comme ajusteur, de " devenir un homme d'étude ". Les premières années à Paris restent très incertaines. "Je menais une triple vie. " Inscrit en licence de psychologie, travaillant dans la confection pour survivre, il mène une existence de noctambule en compagnie du poète Paul Celan et de l'ethnologue Isac Chiva, l'ami de toujours, tous deux également originaires de Roumanie. " Notre trio nous tenait lieu de famille ", se souvient encore ce dernier.
Le genre de trajectoire qui vous trempe un caractère et explique le non-conformisme d'un penseur constamment à l'écart des modes. On comprend mieux, aussi, la genèse de cette œuvre inclassable: sa passion pour la nature, lui qui appartient à une génération élevée " dans une culture de la mort ", et cette façon si particulière d'observer le monde à partir de ses marges. Car, dans le paysage des sciences humaines en Europe, Serge Moscovici fait figure de " monstre sacré". C'est vrai dans son domaine, la psychologie sociale, discipline à laquelle il va redonner ses lettres de noblesse _ Psychologie des minorités actives (1979), L'Age des foules (1981) _ sont désormais des classiques. Cela vaut encore pour son travail d'anthropologue, de philosophe et d'historien des sciences.
Les années roumaines n'en ont pas moins laissé leurs traces. Ainsi, quand ses fils étaient petits, Serge Moscovici estimait qu'il ne fallait pas les gaver, " pour les habituer aux privations, au cas où? ". Il le raconte aujourd'hui en souriant, mais il n'empêche : les ironies de l'histoire sont parfois vertigineuses ! Ainsi quand Pierre Moscovici, ministre de l'intégration européenne, fut accueilli à Bucarest comme un membre à part entière de la " famille nationale "? alors qu'en 1938 cet Etat retirait à son grand-père la nationalité roumaine en dépit de ses protestations. Il y avait " quelque chose d'embarrassant et de pitoyable dans cet orgueil à faire partie d'une nation qui ne voulait pas de nous ", commente à ce propos Serge Moscovici dans ses Mémoires. Entre-temps, ladite nation, pourtant avide d'entrer dans l'Europe, a presque tout oublié. C'est une des raisons pour lesquelles le sociologue, depuis 1989, n'y est jamais retourné.
NATURALISME SUBVERSIF
La politique, en revanche, est restée de tradition familiale : l'oncle, Ilie Moscovici, ne fut-il pas un des fondateurs de la social-démocratie roumaine ? Chez Serge, l'engagement, dans l'écologie prolongera un " naturalisme subversif" qu'il expose dans ses ouvrages, dont La Société contre nature (1972), livre culte pour toute une génération d'intellectuels, notamment de féministes. "Mosco " bouleverse les catégories de pensée en montrant que la nature a une " histoire humaine" C'est aussi la grande époque de l'UER d'ethnologie pirate de Jussieu où ce singulier professeur _ Pascal Dibie, son ancien étudiant, évoque " sa magistrale fausse absence de talent pédagogique " _ fascine un public soucieux, à sa suite, de " réenchanter le monde " et de lutter contre la domestication des ?mes.
Que pense du séisme de dimanche l'auteur de La Machine à faire des dieux (l 988), qui souligne souvent que "faire de la politique " revient un peu à "faire de la psychologie des masses " ? " Ce qui me frappe le plus, observe- t' il, à l'évidence très affecté, c'est d'abord l'externalisation du racisme. Mais ce résultat procède également d'une constante dévaluation du monde politique. Dans cette désastreuse perte de légitimité, plusieurs acteurs, dont les médias, les syndicats et peut-être les intellectuels, portent leur part de responsabilité. Ils ont un peu joué les pompiers pyromanes. Enfin, on s'est sans doute trop occupé des consommateurs, pas assez des citoyens, oubliant que la politique, c'est d'abord une passion, et une passion à long terme ! ".
C'est dans cet esprit que, au-delà de l'actualité, Serge Moscovici reste convaincu que " la question naturelle dominera le XXIème siècle ". Il le réaffirme avec force dans son dernier livre, justement intitulé De la nature: pour penser l'écologie politique, et conçu " comme un manifeste". On ferait bien d'y prendre garde. Car s'il y a une chose qui caractérise l'œuvre de ce grand inquiéteur qu'est Serge Moscovici, ce sont ses intuitions prémonitoires.