Dans la presse

LE MONDE

Jean-Noël Schifano

Un Cyrano sicilien
Voici, avec le Bâtard de Palerme, un monument historique de la littérature italienne contemporaine

Inutile de chercher, même dans les dictionnaires italiens, le nom ou les pseudonymes (William Galt, Maurus) de cet auteur de vingt-cinq romans, qui, sans jamais violer l'Histoire, fût-ce dans les situations romanesques les plus haletantes, croustillantes, échevelées, lui a fait de fort beaux enfants, pleins de feu et d'une taille gargantuesque ; pour certaines moutures hexagonales, dont on saupoudre les librairies, on en tirerait bien deux cent cinquante, mais tristes, mais ennuyeux, mais exsangues.
Tout le contraire de Luigi Natoli (1857-1941), lequel, en outre, a écrit des centaines de récits groupés sous le titre Histoires et légendes, et une grande Histoire de la Sicile. Erudition sûre, plume puissante et alerte, Féval, Sue et Alexandre Dumas tout ensemble pour ce qu'on appelle la " narrativité pure ", mais aussi héritier du père Hugo et cousin d'Edmond Rostand. Et Sicilien avant tout ; donc, comme Pirandello, comme. Sciascia, universel.
Dans le Bâtard de Palerme, les deux thèmes principaux, qui s'entretissent à l'infini et forment la trame de mille aventures haletantes, sont précisément la recherche de l'identité du héros, Blasco - " Je devais être quelqu'un, se dit-il, même si mes parents m'avaient abandonné ", - et de l'identité d'un pays, une île aux civilisations mêlées, la Sicile spoliée et abandonnée tout au long des siècles, et pas seulement à l'époque où se passe le roman, début dix-huitième, juste après les traités d'Utrecht qui mirent fin à la guerre de Succession d'Espagne, et par lesquels le roi d'Espagne cédait, avant de la récupérer quelques années plus tard, la Sicile à Victor-Amédée de Savoie. D'où l'amertume de tout un peuple peint dans sa vie et ses rites : " D'un maître à un autre ; là est notre destin ! "
Eh bien non ! Et c'est là le second thème : la conscience de cette exploitation fait germer et exploser la rébellion dans les esprits, qui ne veulent plus de cette société féodale - elle le fut, en Sicile, jusque dans les années 50 - dont la justice " est la plus monstrueuse des iniquités ". Et Leonardo Sciascia lut Natoli, notamment le Bâtard de Palerme, dès avant ses quatorze ans, et bien des situations et des personnages historiques de Natoli, sans compter l'esprit d'érudition et de révolte, se retrouveront dans l'œuvre de l'auteur de Racalmuto ; outre l'honnêteté sans faille du citoyen en quête de l'âpre vérité.
Natoli est né trois ans avant le débarquement garibaldien des Mille en Sicile et dix ans après la publication d'un livre fondamental du socialiste hégélien Andrea Luigi Mazzini, De l'Italie dans ses rapports avec la liberté et la civilisation, dont le Manifeste de Marx et Engels reprend bien des thèmes.
A l'âge de trois ans, le petit Luigi commence son éducation politique : avec ses parents, il est arrêté par la police bourbonienne et mis sous les verrous dans la terrible prison de la Vicaria - la même que l'on retrouve dans le roman. Pourquoi cette arrestation ? C'est que, à l'annonce de l'imminente arrivée de Garibaldi, la mère de Luigi fit endosser à ses enfants la fameuse chemise rouge, alors que son mari était un fonctionnaire de l'administration bourbonienne. Tous les biens de la famille furent confisqués et brûlés. Un souvenir qui s'enracine dans le cœur de l'enfant et produit bien des pages dans ses livres.
A dix-sept ans, Luigi Natoli écrit dans les journaux ; à vingt-trois, il gagne sa vie en enseignant dans les lycées de plusieurs villes d'Italie. Acharné à la tâche dix-huit heures par jour, c'est qu'il doit aussi nourrir les cinq enfants de sa première femme et les dix de la deuxième : ce qui dément gaillardement le aut libri aut liberi de Nietzsche !? Pendant le fascisme, bien qu'il tire plutôt le diable par la queue - " J'ai beaucoup travaillé, écrit-il dans son testament, où, comme toute richesse, il ne lègue que ses portraits, et je n'ai tiré de mon travail que peu de profit, car j'ai été économiquement inutile? " : fière et rare humilité, si sicilienne pourtant, chez ce scripteur fabuleux de l'Histoire - il refuse une offre de Mussolini soi-même. On le démissionne aussitôt de l'enseignement...
Alors qu'il se trouve sur son lit de mort, un prêtre se présente à son chevet, au nom de ses supérieurs, afin qu'il désavoue in extremis son roman consacré au frère Diego La Mattina, histoire homonyme (reprise par Sciascia dans la Mort de l'Inquisiteur, " un de mes livres que je préfère ", disait-il) d'un augustinien de Racalmuto, qui finit, au dix-septième siècle, sur un bûcher de l'Inquisition après avoir lutté contre les atroces injustices du clergé manœuvré par les Espagnols. En échange de ce reniement, le prêtre promet à Natoli qu'on fera disparaître de l'" Index " tous ses autres livres. " L'Histoire ne se peut désavouer ou recouvrir d'un voile, répond le mourant. Ni moi ni le pape n'avons un tel pouvoir. "
Voilà l'homme de courage et d'archives qui fera vivre dans ses romans, plus vrais que nature, la grande comédie humaine de la justice et de l'injustice, de la justice contre la pitié, de la haine et de l'amour, de la richesse et de la pauvreté, de la vengeance et de la réparation. Et, notamment, dans ce chef-d'œuvre de cruauté et de générosité qu'est l'histoire de la secte vengeresse des Beati Paoli, le Bâtard de Palerme, publié d'abord en livraisons dans le Giornale di Sicilia (1909), et édité pour la première fois en volume, à Palerme, en 1921 ; hasard objectif : c'est l'année de naissance de Leonardo Sciascia.
Pas de livre qui soit plus populaire en Sicile : comme pour les histoires de paladins, on en a longtemps fait des lectures à haute voix au coin des rues ; on suit, dans la ville, livre en main comme une Bible, les parcours des personnages ; très diffusé en Amérique, c'est le best-seller de la " little Italy ".
Le cadre, les mœurs y sont aussi rigoureusement historiques que chez Sciascia. Mais nous passons, avec Natoli, du cinéma d'art et d'essai à l'écran géant, du muet (que Sciascia regrettait) au son Dolby !...
Tout commence par un accouchement difficile entouré de meurtres et d'empoisonnements et se poursuit, sur presque huit cents pages, au galop des passions, des noces et des carnavals, des théâtres lyriques onduleux de voix de castrats et des crèches de Serpotta et des duels à la torche, des palais ruisselants de miroirs, de lumières et d'ors et des taudis d'un peuple de l'ombre et des haillons, des voluptés et des souffrances, au milieu de bonheurs de descriptions par à-plats et dans le grand art de l'écrivain, qui sait camper les personnages et faire battre leur cœur au rythme des phrases. L'humour, l'ironie plus effilée qu'un poignard, l'amitié signée dans le sang, la traîtrise, les amours, la tendresse, les jalousies féroces, les mélancolies des retours sur soi sitôt suivies d'horions, de cris, de cavalcades, d'enlèvements...
L'Histoire défile à un train d'enfer sous le sabot doré des occupants venus du Nord, devant la morgue des nobles et derrière les masques nocturnes des Beati Paoli déchirant dans l'ombre les mailles serrées d'un réseau de pouvoirs arbitraires : " La justice du roi est administrée par des hommes qui voient en elle non la source de leurs devoirs, mais celle de leurs revenus. " Autour de Blasco de Castiglione - " Moi, bâtard sans nom ! Moi, graine d'épeautre jetée au vent du monde ", - ce chevalier errant des temps modernes, à la fois Roland, Quichotte et Cyran, solitaire et rebelle par habitude et par instinct, qui se bat à lui seul pour défendre son honneur d'homme devant les princes ou prendre le parti des sans-défense, comme les " trois " mousquetaires, mais tout en sachant que la justice est " un masque tragique sur le visage d'un bouffon ", et que souvent " l'heure est à rire de cette longue plaisanterie qu'est la vie ", c'est le tourbillon des passions, où Gabriella l'ardente duchesse et Violante la suave pucelle viennent se brûler ; et, sur une lame de Tolède, s'empaler les sbires déguisés en prêtres, dans l'opéra baroque d'un monde où se reflètent étonnamment les mensonges et les convulsions de notre époque.
Après les Fiancés de Manzoni, les Princes de Francalanza de De Roberto, la Storia d'Elsa Morante et le Nom de la rose d'Umberto Eco, voici, enfin traduit, avec le Bâtard de Palerme, le cinquième monument historique de la littérature italienne contemporaine.