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Alexie Lorca

"J'étais la fille d'un hasard, d'un élan, d'une brève rencontre de voyage, d'une fougue juvénile, de l'exubérance des corps." Depuis toujours, la narratrice, une jeune Portugaise que l'on va suivre de l'enfance à la maturité, sait qu'elle n'est pas la fille de Custodio Dias mais celle de son frère, le benjamin de la famille qui préfère dessiner des oiseaux plutôt que de travailler aux champs. Walter a séduit Maria Ema - la mère de la narratrice - avant de quitter la grande maison de Valmares pour parcourir le monde. Au grand soulagement de son père, Francisco Dias, qui dirige l'exploitation agricole familiale avec l'absolutisme d'un roi. Un roi pathétique, immobile dans un monde qui bouge, spectateur impuissant de la décadence d'un royaume aride qu'abandonnent peu à peu ses fils. Tous, sauf Custodio - qui a épousé Maria Ema -, amarré à cette terre rocailleuse par une jambe morte, une bonté absolue et le courage "des hommes qui ont déjà tout perdu avant même que les batailles ne commencent". Et la narratrice, enchaînée au "cœur secret des pierres", à la mémoire de sa terre natale, à l'attente et à l'oubli qui peu à peu déroule un voile protecteur sur les derniers habitants de la grande maison. La maisonnée est quelquefois troublée par les dessins d'oiseaux que Walter envoie en guise de cartes postales, des quatre coins du monde. Jusqu'à ce jour de 1963 où le fils prodigue revient, déchirant le temps d'un séjour le silence et l'immobilité de Valmares, emplissant l'espace de sa présence magnifique.
Une nuit, il se glisse dans la chambre de sa fille pour lui demander pardon de l'avoir abandonnée. Cet unique tête-à-tête avec son père offre une véritable naissance à celle qui contait son histoire pour découvrir qui elle était, oscillant entre la première et la troisième personne du singulier. Elle est désormais l'héritière de cet homme, de ses frasques, de la haine ou de l'amour qu'il suscite, de ses rêves, de sa liberté. Comme les précédents, ce cinquième roman de Lidia Jorge a la lancinante beauté d'une voix de femme modulant un fado. Il s'écoute autant qu'il se lit. Les longues phrases se muent parfois en d'étranges vocalises. Puis le chant se déchire, le rythme se brise, le phrasé devient bref, déchargeant de courtes salves de mots précis, incisifs. Au fil de cette mélodie à la fois souple et heurtée s'ébauche une sublime histoire d'amour entre un père et sa fille.