Dans la presse

L'HUMANITE

Interview par Alain Nicolas

Alfreda est riche, belle, cultivée. Mariée à un homme qui ne s'intéresse guère à la partie charnelle du mariage, elle s'intéresse de plus en plus à quelqu'un dans son genre, la Vierge Marie. Tout naturellement (nous sommes au pays de Fatima), une question la hante : pourquoi la mère de Dieu est-elle apparue à de petites paysannes incultes et non à elle ? Un choix d'autant plus énigmatique que ses études, ses conversations avec historiens et théologiens montrent que la femme du charpentier était issue de l'élite sociale de Judée. Peu à peu, une obsession s'empare d'elle : avoir une apparition. Comment la ramener à la raison sans lui donner ce qu'elle attend : une entrevue avec la Vierge ? C'est ce à quoi vont s'employer, inquiets, son chauffeur et d'autres acolytes au passé douteux mais aux intentions bonnes. Derrière cette situation frisant le loufoque, une fable déploie plusieurs niveaux de réflexion sur les mythes fondateurs de notre imaginaire occidental, sur le rôle qu'y tient la femme et sur les rapports de classes dans un pays entré en trombe dans la modernité. Qu'y a-t-il dans l'âme des riches ? C'est une des questions posées. Avec une bibliographie de plus de cinquante romans, Agustina Bessa Luís est un monument littéraire national dans son pays, et une grande figure de la bataille des femmes pour le droit à la parole. Elle trouve encore le temps de signer des scénarios pour le cinéaste Manoel de Oliveira, et de répondre à nos questions lors de son passage à Paris.
Vu par un lecteur masculin, c'est plutôt " l'âme des femmes riches ". Les personnages masculins sont peu caractérisés.
Agustina Bessa Luís. Non. Pour le personnage féminin, je n'avais pas de modèle, ou plusieurs modèles. Pour les hommes, j'avais des modèles. Pour le mari, un homme satisfait de son sort d'homme riche, avec de petites ambitions culturelles : être collectionneur, mécène musical, des choses très matérielles. Dans le film que Manoel de Oliveira a tiré de ce roman, c'est un personnage comique. Le père, bien que riche, a gardé des habitudes d'homme modeste. C'est très portugais, ce trait de caractère, qui ressemble à ce qu'on lit dans les biographies d'hommes d'affaires américains, cette tendresse pour le milieu d'origine. Chez les femmes c'est différent. Elles veulent quelque chose de plus que la richesse : le pouvoir. Je pense que cela vient du matriarcat, du pouvoir qu'elles ont eu, et qu'elles ont abandonné aux hommes.
Vous parlez du matriarcat du nord du Portugal, que les femmes tiennent de leur dot.
Agustina Bessa Luís. C'est une tradition d'origine celte. Les femmes avaient un pouvoir économique réel. Elles pouvaient mener la vie qu'elles voulaient, si elles étaient riches, évidemment.
Mais Alfreda n'incarne pas seulement la richesse. Elle descend par sa mère d'une des plus nobles familles portugaises, les Silva.
La noblesse portugaise est très différente de la noblesse espagnole des " grands d'Espagne ", de la vieille Castille. Elle est restée très terrienne, et au village, alors que les garçons allaient dans des collèges pour gens de leur classe, les filles, paysannes et riches étaient éduquées ensemble. J'ai connu des filles de l'aristocratie à peu près totalement ignorantes. Ce qui ne les empêchait pas d'être intéressantes, spirituelles. On en trouve encore aujourd'hui.
Alfreda est intéressante.
Agustina Bessa Luís. Elle l'est à cause de l'angoisse qu'elle porte en elle à la place de l'enfant qu'elle n'a pas. Contrairement à la Vierge Marie, elle n'a pas d'enfant, et porte en elle un vide qui se creuse et laisse place à tous les fantasmes, et un parallélisme se fait dans son esprit entre la Vierge et elle-même.
Ce qui est intéressant, c'est qu'elle exporte ses préoccupations sociales dans l'histoire sainte, et qu'elle se convainc que la Vierge était une femme riche.
Agustina Bessa Luís. Il y a là une sorte d'identification psychologique, puis sociale, mais cela repose sur des traditions, refoulées par l'église, et que l'on retrouve dans les évangiles apocryphes. Ces textes, dont on découvre sans cesse de nouveaux éléments, sont contemporains de ceux qui ont été retenus comme saints par les institutions ecclésiastiques. On y trouve des tas de choses, et en particulier une conception très originale de la Vierge : femme instruite, très active, intervenant beaucoup plus qu'on ne le croit dans la vie de son fils. Ce côté du personnage était évidemment peu compatible avec la conception très patriarcale de l'église officielle. On retrouve ces traits de caractère dans le personnage de Monique, la mère de saint Augustin. Par ailleurs, l'histoire nous apprend que le christianisme a été introduit à Rome par des femmes riches. Mon hypothèse est même que Néron a tué Poppée, sa femme, parce qu'elle était chrétienne.
Ce sont des personnages féministes avant la lettre ?
Agustina Bessa Luís. C'est plus compliqué que cela. On trouve, toujours dans ces apocryphes, des choses très étranges. Dans un texte égyptien, on pose au Christ la question : " Quand y aura-t-il une véritable harmonie entre les sexes ? " Et sa réponse : " Quand la femme n'enfantera plus, et quand il n'y aura plus qu'un sexe. " Il y avait à l'époque une conception des relations entre les sexes dont nous n'avons pas idée, quelque chose de bouleversant et inquiétant.
Vous-même, vous considérez-vous comme féministe ?
Agustina Bessa Luís. C'est une étiquette que l'on colle sur moi. Je ne la rejette pas, mais mon propos n'est pas du tout celui d'une militante féministe, même si mes héroïnes depuis ma première, la Sibylle, sont des personnages féminins complexes, volontaires, intéressants. Qu'attendre d'autre d'une femme qui écrit ?
L'âme des riches est, dites-vous, froide et incandescente. En quoi Alfreda l'incarne-t-elle ?
Agustina Bessa Luís. En ce qu'Alfreda ne se satisfait pas de la richesse. Elle veut plus. La sainteté, la proximité avec la Vierge. Elle ne comprend pas pourquoi la Vierge, femme riche et cultivé, est apparue à de petites paysannes plutôt qu'à elle, qui aurait pu mieux comprendre ce qui se passait, qui en aurait été plus digne. Le grand péché c'est l'ambition, l'orgueil. Alfreda l'assume complètement.
Ce qui est intéressant chez elle, c'est cette volonté de remonter aux origines, bibliques et mythologiques. Vous dites que sa quête va de l'eden à l'Olympe...
Ce livre est un véritable documentaire. On y apprend énormément de choses.
Agustina Bessa Luís. Son ancêtre serait un général romain qui aurait conquis la citadelle juive de Massada pour le compte de l'empereur, et c'est ainsi que le lien se fait, que la boucle se boucle entre ses fantasmes psychologiques, sa volonté de sublimer sa virginité et sa situation sociale. Mais je pense que j'en ai terminé aujourd'hui avec cette façon de raconter une histoire, cette ligne très claire, épurée, où est assise sur une réalité sociale et historique cette observation des mouvements de l'âme, de l'âme du pays autant que celle des personnages. Je ne sais pas si la littérature va encore vers les histoires. Ce qui faisait le succès de mes livres, ce n'était pas le sujet, mais le style.
Le style ou le ton ? Une certaine distance qui laisse place à l'ironie ?
Agustina Bessa Luís. Oui, plus que l'écriture au sens strict. C'est la position que je prends, en léger décalage, qui importe.
Il y a toujours une mise en rapport de ce que fait ou ressent un personnage et une situation plus générale.
Agustina Bessa Luís. C'est ce que j'aime. Les personnages sont des individus, pas des abstractions, mais ce qui est intéressant c'est de voir comment la société agit sur eux, quelle conscience ils en ont. C'est là, souvent, que naît ce qui fait sourire dans mes romans.
Il y a aussi un vrai comique de situation, par exemple lorsqu'on essaie de donner à Alfreda ce qu'elle veut : une vraie apparition de la Vierge.
Agustina Bessa Luís. Bien sûr, je me suis amusée à écrire ces scènes. Le comique vient du sérieux incroyable de la revendication d'Alfreda, qui n'est plus très loin de la folie, et de celui de la réponse que se proposent de lui faire des hommes qui n'ont aucune idée de ce qu'elle veut effectivement voir, et essaient néanmoins de mettre en scène une apparition plausible.
Ce livre est le deuxième d'une trilogie dont il reste un livre inconnu des Français. Peut-on en savoir plus ?
Agustina Bessa Luís. Là encore, certains personnages passent d'un roman à l'autre. Mais le principe est différent, puisque j'ai travaillé sur la situation de Crime et Châtiment, avec pour grande différence qu'on ne sait pas qui est l'assassin. Il sera traduit l'an prochain. Patience donc...