Dans la presse

L'HUMANITE

Interview de Pascal Jourdana

Voici un homme infatigable. Après avoir fait du mime (il était partenaire de Marceau) et du théâtre post-surréaliste, le Chilien Jodorowsky rencontre ses premiers succès avec ses films (dont la Montagne sacrée, toujours admiré) et surtout avec ses scénarios de BD, dont l'Incal (avec Moebius), Face de Lune (avec Boucq), et plus récemment Megalex(dessiné par Fred Beltran). à cela s'ajoutent de nombreux romans, sans compter l'enseignement gratuit de l'art secret du tarot. à soixante-dix ans, il paraît en avoir cinquante, ce qui explique peut-être l'attirance qu'il exerce toujours auprès de ses lecteurs, quel que soit leur âge.
Dans votre roman l'Enfant du jeudi noir, un personnage imaginaire, le Rebbé, traverse votre saga familiale. Est-ce une manière de réinterpréter votre enfance?
A. Jodorowsky. J'ai commencé cette saga avec l'Arbre du dieu pendu, qui raconte la vie de mon grand-père. Je la poursuis ici avec l'histoire de mes parents et je la terminerai dans mon prochain livre qui traitera de mon adolescence. C'est aussi une autobiographie, mais je n'en suis pas le personnage central. Le personnage central est effectivement le Rebbé, qui a hanté l'esprit de mon père et celui de mon grand-père. On peut penser qu'il est irréel. Ce Rebbé a été, est une réalité concrète pour moi. C'était l'unique personnage avec qui je jouais. C'est devenu une partie de moi-même. Aujourd'hui encore, ces souvenirs sont réels. De toute manière, je crois l'imaginaire important, car le monde devient toujours ce qu'on imagine qu'il est.
Souhaitiez-vous transformer Tocopill, le village où vous êtes né, en un lieu universel?
A. Jodorowsky.
Ce village oublié, j'y suis retourné quarante ans après avoir quitté le Chili. Il n'a pas changé, ma maison est toujours là. Depuis un siècle, ce bout de terre vit de la même façon, dictature après dictature. C'est un petit lieu, mais il est exemplaire parce qu'il a vécu les mêmes choses que tout le Chili ces années-là. Il a aussi été, un peu comme la Californie, une région de « ruée vers l'or» (c'était d'autres minerais, mais l'effet est le même) qui a attiré de multiples nationalités. Il y a donc encore dans mon village des Chinois, des Japonais, des Yougoslaves, des Italiens... C'est une terre universelle, vraiment.
Votre père, votre sœur et votre mère ont été absents. Vous avez eu une enfance d'abandon et de solitude?
A- Jodorowsky.
Les circonstances ont fait de moi un fils d'immigrants, qui avaient choisi le désert justement parce qu'il était impossible d'établir ses racines dans un tel endroit. J'ai vécu jusqu'à onze ans avec les bruits du vent et du sable. Pas un seul cri d'oiseau ou chant de cigale, pas un seul murmure de ruisseau. Je n'étais qu'avec moi-même. Mais c'était très différent du vide. La stérilité de cet endroit a créé en moi, paradoxalement, la fertilité. Le lieu où tu nais, ça te marque pour toujours, non? Même si l'on fuit ce lieu, il est toujours présent dans l'âme, et je vis, pour cette raison, sans nostalgie. C'est une source de richesse permanente. Mon Chili, ce pays imaginaire de mes romans, est devenu réellement mon pays. J'y vis encore.