Dans la presse

LE FIGARO LITTERAIRE

On dit les comédiens narcissiques, égoïstes, vaniteux. On oublie leur fragilité. On les confond toujours avec leurs rôles. C'est plus simple. Du coup, un comique sur pellicule devrait toujours sourire dans la « vraie vie ». Un salaud, raser les murs. Une gueule d'amour ne peut être que « beau, beau et con à la fois ».
Bernard Giraudeau, comme d'autres avant lui. a été victime de son physique. Il en a joué aussi. De Bilitis (1976) à L'année des méduses (1984). en passant par La Boum (1980), il en a séduit et charmé des femmes... et sans doute quelques hommes.
Après Rue Barbare, adaptée de Goodis, Les Spécialistes et Les Longs Manteaux, il est devenu un acteur physique, un « rouleur de carrure » comme dirait Lavilliers qui en connaît un rayon. Du grain à moudre pour les colleurs d'étiquettes. Fausse piste. En 1987, avec Poussière d'ange, Giraudeau prend des risques. Jette par-dessus bord les clichés qui lui collent à la peau comme des ventouses. Se fait plaisir. Et nous régale avec ce personnage décavé, défait, frère en désespoir du Maurice Ronet du Feu follet, en dérive alcoolique du Delon de Notre histoire. Il n'arrêtera plus de nous surprendre.
Ce boulimique d'émotions, ce gourmand d'intensité, cet homme pressé qui « court pour ne pas tomber » sera désormais sur tous les fronts : théàtre. cinéma, réalisation de films de cinéma, de télévision, de documentaires.
Il sera Diderot, Vahnont, St-Exupéry, casque bleu à Sarajevo, homo cynique et révolté pour Nicole Garcia, manipulateur pour Rapp, odieux pour Ozon. Toujours juste, étonnant, touchant.
Aujourd'hui, on découvre qu'il écrivait également. Des chroniques de voyage. Qu'il adressait sous forme de lettres à l'ami rencontré en 1987, Roland, cloué dans son fauteuil par une maladie incurable. C'est lui « le marin à l'ancre » du livre.
Jusqu'au départ de Roland, jusqu'à sa délivrance, le 24 décembre 1997, Giraudeau restera fidèle à cette amitié virile. Ou qu'il aille dans le monde, et il ne s'est pas privé de voyager, il n'oubliera jamais Roland, « l'empêcheur de pourrir en rond ».
A Roland, le confident, l'acteur raconte tout. Ce qu'il fait, ce qu'il voit (les rizières de Hady, le désert d'Atacama, l'île aux Orchidées et son cimetière de, pirates), les gens qu'il rencontre, ses coups de gueule (contre Imelda Marcos, les narco-trafiquants), ses coups de coeur, ses souvenirs de marin embarqué sur la Jeanne-d'Arc à l'âge de quinze ans, les bars, les filles. l'amour glauque, les rixes, les repérages pour des films à venir, les lectures, les erreurs, le dialogue inachevé avec le père. Il l'apostrophe. le tance, le provoque. C'est un jeu. Les formules sont belles :
« Chez toi, l' attente n'est pas passive, même si elle est imposée. EIle est acte. (...) Moi, l'attente m'échauffe, m'impatiente. Je veux tout ce que tu rêves. Je veux le mouvement toujours. Je m'enivre d'une valse chaotique. Je tente toutes les vibrations. J'ai des excitations denfant, des peurs délectables. Tu comprends ça, toi! » l'lus loin :« Ilfaut vomitl'ignorance et la bét~îe, reconquérir, lucide, le vertige, le grand vertige. » Plus loin : « il faut vomir l'ignorance et la bêtise, reconquérir, lucide, le vertige, le grand vertige. »
A chaque retour à Paris, Giraudeau passe voir son ami. « Il ne me retenait pas, confie l'acteur dans la voiture qui l'emmène de son hôtel près du Vieux-Port au port autonome où il tourne, sous la direction de Claire Devers, Les Marins perdus., adaptation du roman de Jean-Claude Izzo (1). On goûtait le moment présent, on parlait de l'essentiel, de projets. »
Parce que l'aventure, comme l'a dit Paul-Emile Victor, c'est du temps volé à la mort, Bernard et Roland font un rêve : fuguer ensemble aux Marquises sur les traces de Cook, Melville, Stevenson, London.
Gauguin, Segalen. Et surtout de Brel, que Roland a connu et perdu en 1979, huit ans avant de rencontrer Bernard. Le grand Jacques a écrit une chanson sublime, Les Marquises, dont les derniers mots semblent avoir été écrits pour ce Roland au courage exemplaire. : « Veux-tu que je te dise, gémir n'est pas de mise, aux Marquises. »
Livre de vie et d'espoir, émaillé d'images fortes, d'évocations de Michaux, Cendrars, Chatwin, St-Exupéry, LeMarin à l'ancre a été un vrai travail d'écriture, de mise en forme que l'acteur a pris très au sérieux : « Il a fallu tout reprendre, tailler, éliminer toutes les choses inutiles. Au départ, il y avait beaucoup plus de lettres. Avec Anne-Marie Métailié, on a supprimé celles qui n'apportaient rien. Et jai réécrit. Lentement. Je suis un laborieux. »
Le long de la jetée, L'Aldébaran inventé par Izzo est là, qui attend l'acteur. Giraudeau joue le rôle de Diamantis, commandant en second de ce cargo coincé à quai. Un homme fatigué à la recherche de son passé et d'une femme à qui il n'a eu le temps de dire ni je t'aime ni adieu.
Un tournage difficile pour l'acteur opéré il y a quelques semaines d'un cancer du rein. .Un coup dur qui l'a contraint à arrêter, le 31 décembre dernier, Becket d'Anouilh dans lequel il triomphait au Théâtre de Paris.
«J'ai peut-être repris an peu tôt » avoue l'acteur amaigri et affaibli par l'opération. Sur le plateau, l'équipe technique le ménage, l'entoure, le respecte. Entre deux prises, Giraudeau parle avec les uns, rigole avec les autres, s'interroge sur les films à venir. sur Becket qu'il doit reprendre à la fin de l'année. Il évoque le scénario qu'il écrit d'après Mirage d'amour avec fanfare, le très beau roman du Chilien Hernan Rivera-Letelier. Bref, il a des projets plein la tête. Dans ces yeux clairs passent aussi des ombres ; celles des absents qui ne le quittent jamais: « Mon père est là, par le manque et Roland, par la présence.»