Dans la presse

LIBERATION

Pascale Nivelle

Il paraît qu'il est fatigué, sous le bronzage du dernier voyage en Afrique. Le cancer au creux des reins; les médicaments, les dix kilos envolés. Et pourtant il joue, charmeur et charmant. Du grand Giraudeau sur toile cirée, entre deux scènes du prochain film. Encore une histoire d'hommes et de bateau, sur le Vieux-Port, à portée de calanques. Il y va «rêver », muscles à l'arrêt. Un regard sur la mer, un regard sur la falaise. Grimpeur et marin, il n'a jamais su ce qu'il préférait, la vague sous la quille ou le rocher au bout des doigts. La maladie, «avertissement», l'oblige à ralentir: «C'est une très bonne chose~ qui me prévient d'une dérive. J'étais dans la suractivité.» La tête chauffe déjà d'un projet de roman. Il a découvert l'écriture qui «embellit la vie», les mots précis comme des épissures et les phrases comme autant d'escalades. Cancer, n'est-ce pas un tropique? « Un nouveau bateau », assure Giraudeau, « un de plus». Il s'y attendait. Jusque-là, c'était grand beau. Un grain et on repart, racontait Bernard à Roland. Son ami était arrimé à un fauteuil roulant, le centre de myopathes pour horizon, et lui courait le monde. «Moi qui bouge, toi qui restes», Bernard peignait ses voyages, le «marin à l'ancre» rêvait. A sa mort, il avait lu du pays. Quatre cents lettres, dix ans de baroud, plus les souvenirs. Un jour, le centre a renvoyé les lettres, Bernard Giraudeau a décidé d'en faire un livre (1) juste après le premier janvier. Quand à son tour; il s'est retrouvé à l' ancre.
Il a toujours voulu distancer la « réalité » synonyme d'ennui. Elle l'a toujours rattrapé, changeant de visage. Deux tours du monde sur la Jeanne, à dix-huit ans, et c'était déjà la «routine». Une pièce qui se prolonge, un tournage qui s'attarde, et c'est l'appel du large. Il ne tient pas en place. «Même dans un endroit magnifique j'ai envie d'être ailleurs, dit-il, il n'y a rien de plus émouvant que l'esquisse d'une terra incognita.» Un jour, il veut se poser et écrit à Roland: « je vais bâtir un nid dans lequel je serai incapable de rester» C'est une maison de vacances dans un jardin clos de l'île de Ré dix ans plus tard. Marie Dubois est souvent là, étourdie par sa vitalité contagieuse: «Quand il court sur 1a p1age, c'est comme un fou. Quand il part à la pêche au bar, il en ramène dix, et il faut les manger»
Enfant, à La Rochelle, Bernard Giraudeau a beaucoup attendu son père, militaire de carrière dans l'infanterie. Des jours à guetter les lettres, «très belles», qui arrivaient d'Indochine, puis d'Algérie. Un jour, le père annonce son arrivée, une permission. Bernard voudrait lui plaire. Le gazon est trop haut, mais il n'y a pas de tondeuse. Alors il prend des ciseaux, et coupe, brin par brin, jusqu'à obtenir la brosse qu'il voyait sur la tête paternelle. Il déteste parler de cette période, dit qu'il a une «gomme à la place du cerveau » et puis lâche, comme une affaire trop souvent entendue: «J'étais odieux, c'est sûr, agressif coléreux. Le môme chiant qu'on a envie de gifler.» La vie, le bonheur, c'était les camps de Louveteaux, dans les pertuis charentais ou le Marais poitevin. Il se souvient parfaitement d'une expédition à l'île de Ré, de contrebandiers, de bagarres... Il continue avec ses enfants, «on campe on mange ce qu'on attrape » pour leur tricoter des souvenirs indélébiles. Il lisait Stevenson et London, Nicolas Bouvier maintenant. La psychologie, le quotidien de cinéma d'auteur, c'est pas son truc. Il aime les Raid Gauloise, et partir avec les «grands»: Berardini pour la grimpe, Bourgnon pour la voile. Marie Dubois: «Tout est démesuré chez lui c'est la fuite en avant, toujours, toujours. Je me demande comment il va réussir à ne plus se lancer dans des rêves.»
Ses rêves, Giraudeau y pénètre souvent. A quinze ans, il signe pour sept ans dans la marine. Il était l'aîné, le père était sous-officier, l'arrière grand-père cap-hornier, la famille protestante. Il n'y a peut-être rien à comprendre, il s'ennuyait, c'est tout. Et se révoltait contre tout, sauf l'armée. «Curieux, non? Encore aujourd'hui, bien qu'à gauche, je n'ai rien contre les militaires.» Militer aussi est un métier à risques, un prétexte à l'adrénaline, hors vacances à l'île de Ré, non loin de Lionel Jospin qu'il «aime bien »: Bernard Giraudeau est invité aux Philippines, un dîner officiel, sous Marcos. Au dessert, il passe un texte d'Amnesty International sur les droits de l'homme à Imelda, épouse du dictateur. Elle n'a pas apprécié. «Il y a un moment où il faut devenir acteur », dit-il. Acteur ? « je veux dire agir, s'engager, réaliser» Tout se mélange, de toute façon, sa vie est «un grand film d'aventures » Un sommet en Patagonie, un documentaire sur la transamazonienne, un long métrage sur l'île de Gorée, un rôle déjanté avec François 0zon ... tout est bon pour expédier la «réalité» aux antipodes.
Côté professionnel, il a tout osé: danse, musique, théâtre, peinture. Coté coeur c'est plus compliqué. L'amitié avec Roland qu'il n'a jamais emmené aux Marquises, qu'i1 a «trop peu vu», reste une belle histoire inachevée. Quant à l'amour au long cours, c'est son fantasme de matelot éduqué dans les bordels: « La femme idéale est une inconnue, mythique et multiple. Pour nous les marins, les femmes sont comme la houle, elles disparaissent comme une algue qui vous caresse le visage?~» Il ajoute «L'imaginaire qui travaille, ça occulte ce qui est là. » La petite prostituée de Kobe qui passe, nue, coiffée de son pompon rouge de mataf. Comme la compagne qui se lasse. Bernard Rapp, pour son film Une affaire de goût, cherchait «un prédateur-séducteur. Mais pas un salaud, un mec avec une souffrance, une vraie faille». Il a choisi Giraudeau sans bouts d'essai. Séducteur, l'affaire est entendue au premier regard coulé bleu lagon. Prédateur: «Il prend énormément de place», explique Elisabeth, sa sœur cadette. «Il est toujours en mouvement, exigeant sur tout et dans tous les domaines. » A dix-huit ans, il a quitté la Jeanne avant la quille, déçu d'avoir compris que le matelot ne deviendrait jamais capitaine: «Je voulais le diriger, ce bateau, il n'y a que ça qui m'intéressait. Mais j'étais mal parti, avec mon brevet de mécanicien »
Quelques années plus tard, après quelques pas de danse à La Rochelle, il obtenait un premier prix de théâtre au conservatoire de Paris. «Partout où il passe il veut réussir, diriger, régner», explique Bernard Rapp. Giraudeau lui-même se trouve «casse couilles», information vérifiée sur les plateaux, où il sème des souvenirs contrastés, jamais indifférents: «Glacial, odieux, mutique», et « drôle, généreux, passionné». Une attachée de presse parle de «petits soucis caractériels», c'est tout dire. La faille? Les amis connaissent ses silences, ses colères, ses absences. Lui s'annonce «désespéré» chronique. Les hommes et leur misère, sa propre «vanité », il n'est pas le père qu'il faut... Giraudeau a toujours en travers de la gorge un goût amer «d'inachevé». Il se lève, une main sur les reins: «Je vais prendre le temps de parcourir le monde au pas du cheval.» Le rêveur a des appétits de «Sagesse»