Dans la presse

LE MONDE DES LIVRES

Florence Noiville

Face aux injustices sociales et aux dangers grandissants de l'uniformisation culturelle, la colère gronde et les jurons pleuvent sous la plume de l'Ecossais Kelman, chef de file de l'école de Glasgow, et du gallois Niall Griffiths.
Et si l'antimondialisation passait aussi par la littérature ? Si la bataille contre l'ordre économique dominant voyait peu à peu son champ s'élargir aux sphères de l'imaginaire et du symbolique ? Si des écrivains prenaient aujourd'hui les armes pour lutter - avec la même violence que d'autres, dans leur domaine, l'avaient fait à Gênes ou à Seattle -, contre
l'uniformisation des cultures, l'effacement des petites langues, la marchandisation de l'art ?
>C'est l'hypothèse qui vient à l'esprit lorsque l'on examine certains romans qui arrivent ces temps-ci du Royaume-Uni. On avait déjà noté le renouveau de " l'école de Glasgow ", cette littérature provocatrice et contestataire qui a influencé des écrivains comme Irvine Welsh (Trainspotting). L'un des chefs de file de ce mouvement, James Kelman, dont les éditions Métailié ont déjà publié Le Poinçonneur Hines, continue de faire des émules et touche maintenant le pays de Galles où Niall Griffiths , traduit pour la première fois en France, se réclame explicitement de lui.
De quoi s'agit-il ? D'abord d'une littérature de la colère et de la rage, comme le suggèrent les titres de ces romans. Chez Griffiths, c'est la haine des laissés-pour-compte du capitalisme qui éclate. Ianto est un enfant sauvage, mi-divinité de la nature mi-attardé mental, habité par la détestation des
" yuppies " londoniens qui colonisent la campagne galloise en y installant leurs résidences secondaires. Chez Kelman, la critique du système porte sur l'outil qui assure sa pérennité - et qui est aussi le lieu de l'assimilation par excellence : l'école. L'auteur campe un personnage non conformiste, Patrick Doyle, en proie au malaise parce qu'il est " obligé de transmettre des valeurs qu'il récuse ". Dans chaque cas, l'issue va de la rébellion sociale, comme chez Kelman, à la revanche des exclus, comme chez Griffiths, où l'histoire s'achève dans un bain de sang, " un genre de sacrifice rituel impliquant une bande de jeunes trainspotters locaux, sur fond de champignons hallucinogènes et de musique techno ".
La crudité verbale est un autre trait commun de cette littérature. Sheepshagger, le titre original de Ianto signifie littéralement " enculeur de mouton " - " une injure galloise qui laisse les Américains pantois ", s'amuse Griffiths. Kelman renchérit : " Mes livres ont été proscrits du système éducatif écossais pendant des années. C'est vrai qu'on y jure beaucoup." Il ne s'agit pas seulement de provocation gratuite. Dans leur enfance, ni l'un ni l'autre n'ont eu accès au livre. " Un jour, j'ai découvert des auteurs gallois, comme Iolo Goch ou Ron Berry. J'ai lu les grandes sagas celtes j'ai compris qu'on pouvait écrire comme on parle. En tout cas qu'on pouvait venir des bas-fonds et utiliser cette matière-là. "
Cette " matière-là ", c'est aussi la langue en voie de disparition. Kelman et Griffiths considèrent leur travail comme un art de lutter contre l' " hégémonie " de l'anglais qu'ils nomment " colonisation domestique ". L'un et l'autre truffent leurs textes d'expressions vernaculaires, mélangeant argot des pubs et langue élisabéthaine. " Il y a neuf dialectes dans Grits, mon précédent roman, explique Griffiths. On y parle le gaélique, la langue de l'Essex, de Liverpool... je veux montrer que, sauf à la BBC, le " Standard English " n'existe pas, que la diversité est une richesse et qu'on ne peut pas accepter de la laisser disparaître. Je veux réinvestir la langue, la revigorer avec des mots qui lui donnent du goût. " Lutter contre une sorte de " malbouffe " linguistique ? " oui, mais il s'agit aussi de débarrasser l'imaginaire des référents imposés par un ordre mondial unique. En ce sens, notre démarche rejoint celle des écrivains d'Afrique, des Caraïbes, de toutes les anciennes colonies ", confirme Kelman, qui cite Ken Saro-Wiwa et Amos Tutuola parmi ses auteurs préférés.
On pourrait s'inspirer de jean Baudrillard (Le Monde du 3 novembre 2001) pour voir comment ces écrivains s'approprient, pour mieux les perturber de l'intérieur les règles d'un jeu littéraire qu'ils n'aiment guère (prix prestigieux, marketing, tournées à l'étranger ... ). Mais ce serait peut-être aller trop loin dans les intentions politiques qu'on peut leur prêter. Eux-mêmes se plaignent, d'ailleurs, de ce que cette dimension politique finit par gommer leur démarche esthétique. " Mon objectif est aussi d'être un écrivain ordinaire qui travaille avec ses propres matériaux, sa propre culture, dit Kelman. Or, dès que vous commencez à faire ça, vous êtes perçus comme politique. Au Royaume-Uni, dès que vous vous éloignez de
" la forme " - disons celle des livres de T.S. Eliot vous devenez subversif. Lorsque j'ai écrit ma première histoire, à vingt-cinq ans, l'imprimeur a refusé de l'imprimer au motif qu'elle était blasphématoire et obscène. "

Toute la question est là. Artiste et militant, est-ce tenable ? Sans doute si le ressentiment et la protestation sont finalement transcendés par une sensibilité d'écrivain. Le lecteur en l'occurrence, sera-t-il touché, ému ?
Il est probable qu'il ne restera pas indifférent, en tout cas, à des scènes comme celle où Ianto enfonce ses pouces potelés dans les globes oculaires d'un agneau aveugle jusqu'à toucher sa " cervelle molle et humide ". Des scènes qui provoqueront probablement du dégoût, mais qui marqueront. De toute façon, ni Kelman, ni Grifflths ne cherchent à plaire. Encore une fois, ils veulent protester contre l'évolution d'un monde qui leur échappe et qui leur nuit. Décortiquer les rapports de forces entre faibles et forts. Peser sur les imaginaires d'où ceux-ci sont issus. Et montrer que la littérature a son mot à dire dans l'émergence de cette nouvelle société -entre capitalistes triomphants et opposants farouches à la globalisation- dont les contours sont encore si difficiles à entrevoir.