Dans la presse

TELERAMA

Michèle Gazier

Derrière l'écran séduisant du roman noir et du polar, bien des écrivains ont pu dénoncer l'absence de liberté de leur pays sans tomber sous le coup de la censure. Ainsi Manuel Vazquez Montalban créant le personnage du détective Pepe Carvalho dans l'Espagne de Franco ; ainsi, à sa manière, le Cubain Leonardo Padura, qui fit ses premiers pas en littérature avec une tétralogie policière, Les Quatre Saisons. Plus que l'intrigue, c'est l'exploration d'une société par l'écriture et la langue qui intéresse ces auteurs-là. Ils utilisent le genre policier sans s'y enfermer et peuvent passer du noir au blanc, du polar à la fiction plus classique, sans rupture et sans peine. Pour eux, la littérature est surtout une question de style et donc de morale, d'esthétique et donc d'éthique. A preuve, le dernier et magnifique roman de Padura : Le Palmier et l'Etoile.
Fernando, le personnage central du livre, est un intellectuel cubain qui a quitté La Havane il y a dix-huit ans. Universitaire, il a vu son monde s'écrouler lorsque la police l'a accusé, sur dénonciation croit-il, de complaisance à l'égard des ennemis du régime. Sans doute aurait-il pu rester sur l'île, être réhabilité, mais il est parti loin de Cuba et loin de ses copains de jeunesse, dont l'un pourrait être son délateur... A Madrid, où il réside désormais, Fernando poursuit son travail sur un poète cubain de la fin du XIXe siècle, José Maria Heredia (1803-1839), comme lui exilé. Il se lance à la recherche d'un manuscrit secret de ce dernier, en son temps compromettant pour son entourage, ce qui le conduit à retourner à Cuba. Il y retrouve ses copains d'antan et la femme qu'il n'a jamais cessé d'aimer, désormais veuve. La bande se reforme malgré la distance qui s'est creusée entre eux. Ensemble, ils partent à la recherche du manuscrit perdu?
D'un exil, celui de Heredia, l'autre, celui de Fernando. Comment peut-on rester cubain ? Comment peut-on oublier Cuba ? Comment peut-on être la voix d'un pays (c'est le cas de Heredia, devenu figure nationale des décennies plus tard) après en avoir été exclu sa vie durant ? Toutes ces questions lancinantes, terribles, sous-tendent ce roman construit en abyme autour du thème de l'absence. Absence du fameux manuscrit de Heredia. Absence de tous ceux qui, au fil des siècles et sous des prétextes politiques divers (à chaque siècle ses exclus, partisans de l'indépendance du temps de l'Espagne souveraine, combattants de la liberté toutes époques confondues), sont renvoyés de l'île et contraints de ne la voir que de loin comme un mirage ou comme un fantasme.
Heredia est retourné à Cuba le temps d'embrasser les siens avant de repartir au loin, au Mexique, et d'y mourir à peine trentenaire... Fernando, lui, devra aussi quitter Cuba après ces fausses vacances. Les temps ont changé, mais le mal du pays reste le même. Fernando cherche à comprendre le destin du poète pour se comprendre lui-même. Car c'est dans le passé, dans les racines, dans la douleur toujours recommencée de l'histoire des peuples et de celle des hommes qu'il faut puiser sa propre force. Celui qui ne sait pas d'où il vient ne saura jamais où il va, nous suggère ici d'une écriture ample, émouvante et sensuelle Leonardo Padura.