Dans la presse

LE FIGARO

Gérard de Cortanze

"Le titre espagnol du Territoire des Barbares était : El corazon del Tartaro, littéralement «Le cœur du Tartare» dans lequel on peut presque entendre Au cœur du Tartare comme on aurait pu dire Au cœur des ténèbres. C'est essentiel. Les Barbares, pour les Grecs et les Romains, c'étaient les étrangers. On se souvient du fameux vers de Corneille : «Ce peuple barbare, sous notre discipline, est devenu romain». Les Tartares désignaient au contraire des populations venues d'Asie centrale, des Turcs, des Mongols, Gengis Khan ou Tiinour Lenk. Employé au singulier, ce mot d'origine crétoise, désigne la région du monde la plus profonde, placée au-dessous des Enfers eux-mêmes.
Les grands coupables, les grands ennemis des dieux, les grands ennemis y étaient enfermés et suppliciés. Il n'est que de lire les poèmes homériques ou la théogonie hésiodique pour s'en convaincre. Le Tartare de Rosa Montero est bien celui de la mythologie grecque, la où séjournent les ombres ; et les personnages de son livre sont de nouveaux Ixion, de rebelles Tantale.
Zarza, adulte fugitive, comme l'héroine de son précédent livre, La hija del canibal, tente de percer les mystères d'une enfance infernale pour essayer de comprendre l'adulte qu'elle est devenue. Nombre de livres écrits sur les rapports plus ou moins conflictuels existant entre parents et adultes ne sont qu'un ramassis de poncifs, un patchwork de petites rancœurs et de réglements de compte. Ecrire sur son père ou sa mère ne donne pas toujours lieu à un objet littéraire, et que de fois eussions-nous souhaité que ces confessions restassent lettres mortes. Rosa Montero, qui a écrit de nombreux romans, essais et biographies, montre, dans ce premier livre traduit en France, une maîtrise totale, transformant ses questionnements très personnels en oeuvre d'art, c'est-à-dire en un des plus troublants romans de cette rentrée littéraire.
Revenons au titre : Le Cœur du Tartare. Zarza nous plonge effectivement dans une enfance terrible entre une mère dépressive, un père abusif et un frère jumeau avec lequel elle entretient une relation qui l'étouffe. L'Enfer, nous dit très clairement Rosa Montero, c'est l'enfance : lieu de la plus irréversible torture, lieu de toutes les souffrances, lieu du mal absolu. Le livre refermé, le malaise reste entier : que s'est-il réellement passé dans cette maison de l'enfance ? Nous ne le saurons jamais. Zarza vit avec ses souvenirs, ses fantômes, sans parvenir à s'en détacher : l'adulte devenu enfant porte à jamais le poids de ce qu'il a été ou plutôt de ce qu'il croit avoir été.
«Les souvenirs de Zarza confie Rosa Montero, sont comme une photographie qui passe lentement du négatif au positif dans le secret de la chambre obscure et dont commencent à émerger des formes.» Nous pourrions ajouter que la vie selon Montero va bien au-delà de ce jeu exaspérant, désespérant, compliqué, appelé le cube de Rubik. A force de tourner et de retourner les petits carrés dans tous les sens, on finit toujours par trouver une solution logique. Le cube de Rubik a un nombre fini de possibilités ce qui n'est pas le cas de la vie.
Les Grecs situaient l'Enfer dans un endroit précis. Dante en faisait un territoire dont on ne pouvait sortir, par étape : après le désespoir venait le Purgatoire, où l'être humain s'emploie à sortir du drame, puis le Paradis, lieu de toutes les lumières et de toutes les apothéoses. Rosa Montero propose une traversée sans escale, un voyage au bout de l'enfer de la vie : celui qui est en nous et avec lequel nous nous promenons chaque jour depuis l'enfance.