Dans la presse

ELLE

Olivia De Lamberterie

Il faut absolument la lire. "Le Vent qui siffle dans les grues" est un roman exigeant qui laisse une impression tellement durable et profonde que cela vaut vraiment la petite peine qu'on a à y entrer. On est saisi, rarement on a vu décrite si implacablement la cruauté humaine, au travers d'une conjuration minable de notables, de leur résolution à couper les ailes d'une des leurs, au nom de leur prétendue normalité. On est dans l'Algarve, au sud du Portugal, la journée est torride, l'ambiance fantomatique des endroits désertés par les raz-de-marée des jours fériés. Il y a du drame dans l'air. Autour d'une ancienne fabrique de conserves, vestige de la puissance de sa grande famille , une jeune fille erre, éperdue. Milene traque une trace de sa grand-mère, qui a utilisé le souffle de force qui lui restait pour venir mourir, seule, devant la porte de la fabrique. Comme un ultime bras d'honneur à sa descendance partie en vacances. Seul témoin de cette mort hors norme, Milene cherche un indice, mais surtout les mots pour raconter à sa famille, qui ne manquera pas de lui demander des comptes. Comme elle craint de ne pas y arriver, elle se terre. "Le Vent qui siffle dans les grues", c'est d'abord un paysage - L?dia Jorge est originaire de l'Algarve - et un personnage. Milene est une jeune femme étrange et innocente au-delà des mots et des gens ordinaires. Son cerveau, vide de références et de conventions, lui fait tout voir comme si c'était la première fois. Au yeux des siens, elle est une arriérée mentale. Aux yeux de la tribu Mata, famille émigrée du Cap-Vert installée dans la cour de la fabrique, qui va la recueillir dans son errance, c'est seulement une jeune fille "en état de choc". Une expression qui résonne dans la tête de Milene comme une clé qui lui donnerait le sens de son existence. "Si ça se trouve, je suis en état de choc depuis longtemps, depuis que je suis née". Tout est affaire de regard, l'identité, c'est aussi la manière dont on est envisagé. Comme réveillée d'un sortilège par le regard neuf et bienveillant de cette tribu aux antipodes de la sienne, Milene tombe amoureuse d'Antonio, un grutier. Une passion impossible pour sa bourgeoise famille cramponnée à ses privilèges autant qu'à ses œillères.
Au travers de ce nœud de vipères grouillant de secrets, Lídia Jorge signe un roman somptueux, sur le pouvoir des mots et l'intranquillité de ceux qui ne les maîtrisent pas, sur la force des passions et les l?chetés auxquelles elles conduisent, sur une femme comme neuve. Son regard est plein de compassion pour son héroïne, son roman excite la terreur et la pitié. Vraiment très impressionnant.