Dans la presse

LIBERATION

Philippe Lançon

Un félin éloquent et perspicace assistant d'un détective, un pays où le capitalisme sauvage a succédé à la dictature : le polar chilien a de beaux jours devant lui.
Un bon détective est rarement du côté des gagnants. Heredia est un bon détective. Ce privé du Chili est né, vers 1987, des désillusions talentueuses de Ramon Diaz-Eterovic. Il vit seul avec son chat Simenon, un " précaire sentiment de justice " dans ce " pays foutu ", et il aurait plu à Jean-Patrick Manchette. En 1978, l'auteur de Nada expliquait: " Le polar est la grande littérature morale de notre époque. Ou plus exactement de l'époque qui vient de finir à présent, celle de la contre-révolution régnant sans partage. " Heredia est comme l'imaginait Manchette : un antihéros moral " amer et patient et passablement désespéré parce que la merde règne et qu'il voit bien qu'il n'y arrivera pas tout seul ". Il rappelle aussi que " la contre-révolution " et le " chaos sans vertu " n'ont pas disparu, en Amérique du Sud en général et au Chili en particulier. Le pire capitalisme y a succédé aux dictatures; le polar y vit donc de beaux jours.
Les éditions Métailié ont donc eu la bonne idée de traduire une aventure d'Heredia, détective orphelin et aimant la pâte de coing. Elles ont aussi eu la mauvaise de commencer par la sixième de la série, les Sept Fils de Simenon. Non que ce livre soit mauvais: au contraire, il a la qualité d'amertume des meilleurs whiskys. Mais un vieux scotch comme Heredia, on aimerait l'avoir vu grandir avec ses défauts de jeunesse, l'apparition de ses amis et de ses déceptions. Ici, on le découvre directement dans sa maturité. Il lutte contre une multinationale massacrant l'écologie du pays et arrosant des flics véreux qui débarquent dans l'histoire " l'heure de Garcia Lorca " - autrement dit, quand le taureau va mourir.
On aurait d'abord aimé lire l'épisode où Simenon, sa conscience agressive, débarque dans la vie d'Heredia: "Au troisième, explique l'auteur, de passage à Paris. Il entre dans le bureau du privé et s'installe pour dormir sur les œuvres complètes de Simenon.. " Simenon ("Comme le footballeur ?", demande au privé une jeune femme) est un chat qui parle bien, preuve qu'il n'est pas footballeur. Il est même l'un des rares êtres avec qui Heredia entretient des dialogues sincères et drôles : ce Gimini félin l'empêche de se plaindre et de sombrer dans son cliché. Sa distante petite amie, Griseta, n'est pas plus tendre. Dans ce livre, elle l'a plus ou moins plaqué, lui ayant dit après l'amour : "Je t'aime, mais ce n'est pas suffisant." Reste Anselmo, kiosquier généreux et désabusé, qui a gagné aux courses : il permet cette fois à Heredia, fauché, de relouer son bureau - que serait un privé sans bureau ? Le talent de Diaz-Eterovic est d'assembler toutes sortes de marginaux flottant sur le marigot pour les nouer à l'enquête. Mais aucun ne vaut le chat Simenon, qui découvre des indices en se faisant les griffes dessus. Diaz-Eterovic a 45 ans et vit lui-même avec un chat, Galletta, que l'on peut traduire, selon son humeur, par "petit gâteau" ou par "baffe". A un flic traître, Heredia rappelle une phrase de Cocteau : " Je préfère les chats au chien, car il n'y a pas de chat policier. "
Au Chili, il y a eu beaucoup de chiens policiers. On préfère les oublier et ne pas juger leurs maîtres. Heredia ne s'y fait pas. Chacune de ses enquêtes perce un bubon de l'amnésique société chilienne. La première enquête de Heredia, Seul dans l'obscurité (non traduit), a été publiée à la fin des années Pinochet. La dictature se relâchait. Heredia enquête sur la répression dans l'université. Dans les romans suivants, il fouille dans 1'histoire des disparus, des narcotrafiquants, de la contrebande d'armes, des militaires terroristes. Diaz-Eterovic résume ainsi son personnage : "Il est désenchanté, mais il a une énergie morale." Un vieil ami flic lui sert d'ancre dans le désastre. Il a été assassiné lors du cinquième épisode.
Le chat Simenon est un hommage à l'écrivain et Heredia est lui aussi un lecteur. Pendant ses enquêtes, il parle souvent par citations. Don Quichotte, des poètes chiliens, Balzac, il cite les auteurs que Diaz-Eterovic aime. Et il est né un 21 juillet, " comme Ernest Hemingway". Lequel a marqué, avec Francisco Coloane, Julio Cortazar et Charles Dickens, l'enfant Diaz-Eterovic.
L'écrivain est né à Punta Arenas, au sud du Chili. Ses grands-parents, croates, venaient d'une île de tailleur de pierre sur l'Adriatique où Diaz-Eterovic s'est découvert un parent poète. Son père, ouvrier, est mort sans avoir lu ses livres. Sa mère était illettrée. Le fils a fait des études littéraires et, très tôt, publié des poèmes et animé une petite revue. Il arrive à Santiago en 1973, l'année du coup d'Etat. Lié au Parti communiste, il est un moment séquestré, mais il ne s'étend guère là-dessus. Il devient ensuite journaliste, ce qu'il est toujours, dans le secteur social : il est rare, en Amérique latine, que l'on vive de sa plume. Il a publié, outre les aventures d'Heredia, de nombreux recueils de poèmes et un roman historique situé dans le Chili du début du siècle. "Je suis un écrivain-vampyr, constate Diaz-Eterovic, je travaille la nuit." La nuit, tous les chats sont écrits, et l'auteur semble être comme son héros, qui dit à un flic: "Peu de choses me font peur. Une échelle sur mon chemin ou certaines pages de Stephen King." Ou encore la société telle qu'elle va : dans ses aventures, le privé découvre les coupables, mais ils sont rarement punis. Au mieux, victimes d'un accident - dû au hasard romanesque bien plus qu'à la nécessité sociale.