Dans la presse

LE MONDE

Raphaelle Rérolle

"Leur histoire est à la fois terrifiante et incroyablement romanesque, bien au-delà de ce qu'inventent ordinairement les romanciers. Aussi
n'est-il pas étonnant que les enfants volés d'Argentine en soient venus à nourrir des récits de fiction, ou plutôt que des romanciers se soient penchés sur les archives de ce crime extravagant. A peine peut-on s'étonner de ce qu'un tel sujet n'ait pas alimenté plus de livres - et plus vite. Mais il est vrai que l'ampleur du drame, son caractère invraisemblable, presque irréel, en faisaient une source d'inspiration pleine d'épines: comme si les faits, en eux-mêmes, constituaient déjà une sorte de fiction à laquelle nul ne pouvait rien ajouter.
Dieu sait, pourtant, que le calvaire enduré par ces enfants et par leurs familles n'eut rien de fictif. Un livre
d'enquête écrit par Irène Barki, peu après que les faits furent rendus publics, rendait compte de l'hallucinante histoire de ces bébés kidnappés à la naissance, ou en très bas âge, et « adoptés» par des familles de militaires en mal d'enfants - après extermination de la mère, bien entendu. C'est autour de ces événements que la romancière argentine Elsa
Osorio a construit l'histoire de Luz, l'enfant volée. En dépit d'une intrigue imparfaite et de quelques banalités dans l'introspection, Luz ou le temps sauvage prend assez habilement appui sur- l'Histoire. Suffisamment, en tout cas, pour intéresser jusqu'au bout bien que le style de l'auteur brille plus par sa vivacité que par son élégance.
Blonde et fine, l'air un peu tendue, Elsa Osorio est une ancienne opposante à la dictature argentine. Auteur d'un premier roman et d'un recueil de nouvelles, elle a quitté son pays en 1992, « fatiguée de cette société qui niait son passé ». Aujourd'hui établie en Espagne, elle fait partie de l'équipe qui aide le juge Baltasar Garzon dans ses recherches sur les responsables de la répression chilienne. Son souci, en imaginant Luz, fut de donner vie à un personnage que ses proches n'auraient pas réclamé, « qui n'aurait pas une grand-mère héroïque pour remonter jusqu'à elle.» Enlevée quelques jours après sa naissance, la jeune Luz atterrit chez la fille d'un haut gradé de l'armée argentine, qui vient de perdre un bébé en couches. Son vrai père, lui aussi résistant, croit l'enfant mort et en prison et quitte le pays pour ne plus y revenir. Le récit
croise l'histoire de Miriam, une prostituée qui tente d'aider la vraie mère de Luz à se sauver - la meilleure partie du livre -, celle du père adoptif, qui finit par se sentir coupable, et celle de Luz, devenue adulte.
Grâce à ce roman, qui fut d'abord publié en Espagne, l'écrivain s'est passionnée pour l'histoire de «cette autre génération» qui suivait la sienne. Plus généralement, le livre sonde la période de la dictature à travers le regard de personnages d'âges et de conditions différents, à la façon d'un miroir où passeraient tour à tour des images d'horreur, d'indifférence et d'héroïsme."