Dans la presse

ELLE

Claire Rostan

 Voici un livre dont il faut saluer la finesse. Déjà couronné de succès en Espagne, récompensé par le prix Planeta en 2000, " Tant que nous vivons " a la subtilité d'un tissu aux reflets changeants, et nous laisse mi-rêveurs, mi-amers. Judit vit à Barcelone, et elle méprise le monde dont elle est issue, sa banlieue lépreuse, sa famille sans ambition, sa pauvreté avilissante. Elle sublime son amertume par une vénération démesurée pour l'élégante, la riche, la brillante Regina Dalmau, l'écrivain
célèbre qu'elle voudrait être. Au seuil de la cinquantaine, Regina doute de son écriture et du sens de sa vie. Elle rencontre Judit et l'engage comme secrétaire. Entre la jeune fille avide et la femme mûre et lassée se nouent des liens ambigus, où la jalousie se mêle à l'attachement, le mensonge à la confiance. Leurs relations, toujours plus intimes et complexes, ramènent Regina vers son passé, et l'obligent à affronter le souvenir de celle qui fut son maître en écriture.
Maruja Torres est espagnole, elle a 60 ans, c'est son deuxième roman traduit en français, et c'est un joli coup. On se demande tour à tour si elle a été cette jeune fille ambitieuse, ou si elle a pu devenir cet écrivain fatigué. L'âpreté discrète de son style dresse un portrait sensible des relations entre générations, sans jamais glisser dans la facilité. Chez elle, des jeux de pouvoir délicatement pervers se dessinent en filigrane derrière l'amour, et la naïveté peut se faire manipulatrice sans penser à mal. Au cœur du roman, l'idée de transmission : l'émancipation passe par l'abandon et la trahison des maîtres, mais le bonheur, lui, se cache dans la réconciliation avec ses origines. Régalons-nous de ce texte intelligent.