Dans la presse

LE MAGAZINE LITTERAIRE

Propos recueillis par Robert Louit

En 1970, lorsqu'il sort momentanément du genre pour raconter, en trois romans, l'enfance et l'adolescence de Horatio Stubbs, Brian Wilson Aldiss est déjà un grand nom de la science-fiction anglaise. Il lui a donné quelques chefs-d'œuvre (Croisière sans escale, Le Monde vert, Barbe-grise) et participe activement à son renouveau, dans les années d'effervescence autour de la revue New Worlds. L'autre grand nom qui s'impose à l'époque est évidemment J.G. Ballard qui, lui aussi, quelques années plus tard, reviendra sur ses souvenirs d'enfance et de guerre pour un très grand livre : Empire du soleil.
Horatio Stubbs est né de l'enfance, plutôt heureuse néanmoins, d'Aldiss dans la société anglaise coincée de l'entre-deux guerres, puis de son service militaire en Inde et en Birmanie, au sein de ce qu'on appela (le gros des troupes ayant été transféré sur le front européen) « l'Armée oubliée». Le sexe est évidemment la grande affaire du jeune Horatio, exact contemporain du Portnoy de Philip Roth, et pour l'un comme pour l'autre, la branlette est la première forme d'affirmation de soi et de protestation sociale. Leur semence éclabousse les conventions. Autant que son double américain, le petit garçon élevé à la main a la pignolade grandiose et, si l'on ose dire, conquérante.
Lui et ses petits copains d'école s'astiquent avec la frénésie de personnages de Tex Avery. Ensuite viendront les premières amours et les bordels de l'Inde, sans que la fringale s'apaise. Corrosive, subversive, picaresque, réjouissante et hénaurrne, la trilogie d'Aldiss vient rappeler une chose qu'on a tendance à oublier: l'existence, dans la littérature anglaise, d'une veine quasi rabelaisienne. Lors d'une rencontre récente, nous avons demandé à Brian Aldiss ce qui lui avait pris.
- Robert Louit. Pourquoi, vers la fin des années 60, avez-vous eu envie de quitter la science-fiction et d'écrire la trilogie Horatio Stubbs ?
- Brian Aldiss.
A mon retour d'Extrême-Orient, longtemps après la fin de la Seconde Guerre mondiale, j'avais envie d'écrire sur cette période et cette partie du monde, persuadé que mes compatriotes obtus n'en connaissaient pas grand-chose. A ma démobilisation, j'ai même commencé à écrire un roman qui devait s'appeler Hunter leaves the Herd (Le chasseur quitte la meute) , mais c'était impossible à écrire à l'époque, le langage brutal et obscène des soldats ne serait pas passé. Après 1960 et le procès de Lady Chatterley, les choses sont devenues plus libres, mais j'étais alors complètement impliqué dans le mouvement de la nouvelle science-fiction anglaise. C'est l'accueil stupide réservé à Report on Probability A et Barefoot in the Head qui m'a fait changer d'avis. Pour moi, ces deux livres appartenaient pleinement à la SF, mais ils ne correspondaient pas à la formule, et les fans ne l'ont pas accepté. Je me suis alors décidé à faire une pause et je me suis lancé dans deux projets : une histoire de la SF, Billion Year Spree, qui m'a occupé plusieurs années, et un gros roman sur la venue de la Seconde Guerre mondiale et le service militaire en Orient. Ce devait être toute la saga de Horatio Stubbs en un volume, mais parvenu à la fin de la première partie, j'ai trouvé qu'une parabole intéressante se dessinait. J'ai arrêté là, attaqué et publié le deuxième volume.
Un Petit garçon élevé à la main a causé un énorme scandale. Treize éditeurs 1'ont refusé, principalement sous le prétexte que ça rendait la masturbation respectable ! Hutchinson est allé jusqu'au stade des épreuves (j'ai encore leur couverture en cinq couleurs) avant de tout jeter à la poubelle. Dans les 48 heures, Tony Godwin, chez Weidenfeld & Nicholson, avait repris l'option. Les deux premiers volumes sont montés en tête des ventes.
- Les livres doivent évidemment beaucoup à votre expérience personnelle, mais d'où vient le personnage de Stubbs ?
- ça n'aurait eu aucun intérêt d'essayer d'écrire ces livres sans s'être trouvé sur place. Stubbs est un mélange de nombreux gars ordinaires que j'ai connus dans ces années-là, un peu plus insouciants que moi, venant moins des classes moyennes, et peut-être un peu plus chauds lapins.
- Que pensez-vous de l'apparition presque simultanée de personnages comme Horatio Stubbs et le Portnoy de Philip Roth ?
-J'étais en train de rédiger Un Petit garçon élevé à la main quand Portnoy et son complexe a été publié. ça fit l'effet d'une bombe. Je l'ai lu avidement, et je reste en admiration devant le passage où Portnoy est couché sous une table en verre pendant qu'une femme noire chie dessus! Mais je ne me voyais pas bien en train d'écrire un livre comparable. Pour commencer, Stubbs est un personnage beaucoup plus innocent que Portnoy. Si la parution des deux livres au même moment a un sens, c'est simplement celui d'une évolution des mœurs, d'une plus grande ouverture de la société, de part et d'autre de l'Atlantique.
- Dans un essai de 1975, Magic and Bare Boards, vous considérez Soldat lève-toi.. comme votre meilleur roman. Qu'est-ce qui fait son prix à vos yeux ?
- Dans cette trilogie, j'ai voulu traiter d'une période de l'histoire anglaise qui, en fait, était déjà terminée, mais dont les retombées traînaient encore en longueur, alors que nous étions à la veille de grands changements. C'est ce souci de témoigner d'un passé en train de disparaître qui fait le prix de Soldat, lève-toi... à mes yeux. Est-ce mon meilleur livre ? Je n'en sais rien. J'espère que non. En tout cas, il est honnête. Et la chose dont je suis fier est que ça reste le seul roman sur tout cet épisode en Inde et en Birmanie écrit par un simple bidasse, un homme du rang. Le meilleur commentaire que j'ai vu, sur Soldat, lève-toi.. disait que si les Japonais représentaient un ennemi, d'autres ennemis, aussi destructeurs, que le conflit révélait, étaient la chasteté, l'enfermement, le puritanisme, la répression et l'hypocrisie.
Dans le texte que vous citez, je disais aussi que ce qui me pousse à écrire est souvent lié à la description d'un paysage particulier. J'ai grandi dans le plat pays du Norfolk - mémorable, mais étrangement neutre. Par la suite, j'ai subi deux grands chocs : la découverte, dans mon adolescence, de la Birmanie, sublime Birmanie, et, plus tard, celle de la Yougoslavie. Je n'ai pas cessé de recycler ces paysages dans mes romans, du Monde vert à la trilogie de Helliconia.
- Avez-vous été influencé par la « trilogie malaise » qu'Anthony Burgess écrivit dans les années 50 ?
-J'ai lu ces romans dès mon retour en Angleterre, et je leur porte une grande admiration. Burgess avait une oreille incroyable. Il pouvait faire parler avec exactitude un sikh, un hindou, un paysan malais, un instituteur chinois. Il trouvait la voix de n'importe quel personnage. Un génie, avec l'humour en plus. Ces livres m'ont probablement influencé. En tout cas, ils m'ont encouragé.
- Pensez-vous être un écrivain différent à l'intérieur de la science-fiction et hors d'elle, ou les considérations de genre n'ont-elles aucune importance pour vous ?
- Si je persiste à sortir de la SF et à y revenir, c'est que je ne dois pas voir de différences irréconciliables entre ce qui appartient au genre et ce qui est en dehors. La vraie différence est que dans un roman « contemporain», normal, les personnages sont face l'un à l'autre, alors que dans un roman de SF, ils sont face à l'inconnu. Les deux ont leurs exigences et leurs libertés, et je sens toujours le besoin d'écrire les deux.