Prix du Roman du Var 2003
24 décembre au soir, le père Noël sonne à la porte des Boutonnier, les enfants sont ravis, surtout les jumeaux. En fait, le père Noël prend en otage la famille du directeur de la banque et ses invités.
Mais que cherche vraiment cet ancien dirigeant dune société de sécurité, qui depuis neuf mois a utilisé toutes ses capacités techniques pour surveiller le groupe de personnes réunies autour de la dinde ? Compte-t-il réellement dévaliser la banque au petit matin ou bien veut-il soumettre les convives à un pervers "jeu des cadeaux" qui leur fera avouer leurs secrets les plus honteux et les dressera les uns contre les autres ?
Finiront-ils déchiquetés par les bombes que le père Noël leur a collées au corps ou bien jeanne, l'enfant trop sérieuse, leur sauvera-t-elle la vie avec l'aide des amis imaginaires qui peuplent ses rêves ?
Un roman à suspens à l'intrigue solide et au charme insidieux.
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Le sapin de Noël clignote de toutes ses lumières et la dinde mijote, dans le "four autonettoyant". Tandis que la maman s'affaire aux ultimes préparatifs en attendant les invités, les enfants se réjouissent, pour la fête et les cadeaux. Mais c'est un curieux Père Noël qui vient de sonner à la porte de la famille Boutonnier, dont le père est directeur de banque. Un père Noël qui tient un pistolet de gros calibre et qui connaît les moindres recoins de la maison : cuisine, cachette du signal d'alarme relié à la gendarmerie, coffre-fort. Mais qu'est donc venu chercher ce braqueur, juste avant la veillée du 24 décembre ? Issue fatale S'apprête-t-il à dévaliser la banque en profitant de la trêve des confiseurs ? Ou bien vient-il régler des comptes très personnels avec son ex-banquier ? Les invités de la famille affluent. Imperturbable, le bonhomme Noël place sur chacun des neuf otages adultes une ceinture d'explosifs activés par une télécommande. Seule la petite Jeanne, l'aînée des enfants du directeur de banque, entrevoit dans ses rêveries d'enfant la solution pour échapper à l'issue fatale de cette "Nuit de la Dinde". L'auteur, Serge Quadruppani, est un ancien traducteur d'anglais et d'italien dont c'est là le sixième roman qui vaut quelques frissons, parfois assez convenus, mais qui s'inscrivent somme toute dans la bonne lignée du polar.DERNIERES NOUVELLES D'ALSACE
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« Conte de Noël bien grinçant, un court polar teigneux qui parle à la fois de l'ignominie des adultes et des grandes terreurs de l'enfance. »Dinah BrantLIRE
" Gingle bell, gingle bell... ": en entendant le carillon de la porte, Zoé a entonné la ritournelle et Julien lui crie: " Shut up ! " Zoé jette en direction de son frère la boîte qu'elle vient d'envelopper grosso modo de papier cadeau avec beaucoup de ruban adhésif collé dans tous les sens.
- Oh, vous allez pas recommencer! dit Jeanne, le regard fixé sur l'écran de télévision où un lion court, " à la poursuite d'un gnou ", précise une voix hors champ.
De la proie, on ne voit rien. La caméra s'attache au mouvement ample et souple des muscles léonins et le commentateur parle de leur puissance, cite leurs performances, les pointes de vitesse qu'ils permettent au carnassier. On ne parle que du lion, mais le gnou, il est où, le gnou ? Jeanne songe à se lever, à aller dans sa chambre prendre l'encyclopédie qu'on lui a offerte pour ses dix ans et à chercher ce que ça peut bien être, un gnou.
- You, silly, silly girl... chantonne Julien à l'adresse de Zoé, laquelle agrippe la manche de son T-shirt.
En deux secondes, le petit garçon et la petite fille qui se ressemblent si fort se sont agrippés l'un l'autre et se secouent, roulent sur le tapis jusqu'au pied de l'arbre de Noël qui clignote de toutes ses bougies électriques. Ils poussent des cris aigus.
Il va falloir que je me lève pour les calmer, pense Jeanne. Et puis le carillon se fait encore entendre. C'est bien la sonnerie de la porte de la maison. Le portail, maman a dû le laisser ouvert en sortant avec la voiture.
Mais qui ça peut être? Maman a ses clés, j'en suis sûre, je lui ai rappelé de les prendre, sinon elle oublie à tous les coups, cette étourdie.
Le carillon insiste: "Gingle bell, gingle bell... "Pourquoi maman, elle a mis cet air américain dans la sonnette ? se demande encore la grande sans se décider à bouger de son divan. On est en France, non ? Et puis elle arrête de penser à ça. Car le carillon insiste encore et encore et maman lui a bien recommandé de n'ouvrir à personne.
C'est Jeanne qui a posé la question à sa mère, tout à l'heure, quand elle lui a dit qu'elle devait faire un saut au supermarché pour acheter des œufs parce qu'il lui en manquait pour la vraie crème anglaise.
- Et si quelqu'un sonne à la porte ?
Patricia Boutonnier, qui était en train de donner un coup de brosse dans ses longs cheveux blonds devant la glace de l'entrée, s'est retournée pour se confronter à la mine sérieuse et concentrée de sa fille.
- Mais qui veux-tu qui vienne, à cette heure-ci ? lui a-t-elle rétorqué. A six heures du soir, un 24 décembre ? Les invités ne vont pas arriver avant huit heures, huit heures et demie. J'en ai pour une demi-heure, trois quarts d'heure maximum.
- Mais si quelqu'un sonne quand même ? avait insisté Jeanne.
- Oh, honey ! s'était exclamée maman avec cette expression de tendresse apitoyée qui agaçait tant son aînée. Toujours peur que le monde nous tombe sur la tête ! Mais détends-toi, ma Jeannette chérie, détends-toi, c'est Noël avait-elle murmuré en s'accroupissant pour serrer la fillette dans ses bras. Si quelqu'un sonne, tu ne réponds pas, c'est tout.
Jeanne était restée toute raide entre les bras de maman et maintenant, en y repensant, elle regrettait de ne pas avoir été gentille.
- Je ne vais pas prévenir papa ? avait-elle demandé encore.
- Non, avait répondu maman en se relevant. Certainement pas, avait-elle ajouté avec un claquement de langue agacé. Tu sais qu'il déteste qu'on le dérange pendant qu'il travaille dans son bureau.
Et maintenant, Jeanne regrettait aussi d'avoir posé la question : si elle n'avait pas eu une "interdiction explicite", comme disait papa, elle serait allée le voir pour lui dire que ça sonnait.
Et maintenant, ça sonne et ça sonne encore. Et papa, là-haut, dans son bureau, il n'entend rien ?
Sur leur tapis, au milieu des cadeaux à demi enveloppés, Julien et Zoé se sont tus. Eux aussi prêtent l'oreille, silencieux soudain.
Si c'est pas maman, c'est qui ? Le carillon toujours.
- Julien, ordonne-t-elle, va chercher papa.
Mais l'enfant interpellé ne bouge pas, rivé à sa sœur. Et s'il était arrivé quelque chose à maman ? pense Jeanne. Et si elle avait eu un accident et que les infirmiers soient là, à sonner, par exemple pour demander son groupe sanguin et lui faire une transfusion parce qu'elle est en train de perdre tout son sang ?
Jeanne se dresse et, comme elle se tourne vers la porte, elle manque l'occasion de savoir à quoi ça ressemble, un gnou. En effet, une nouvelle séquence montre dans son entier la bête à la longue crinière, aux membres grêles, qui rappelle l'antilope par le corps et le taureau par la tête, et que le lion vient de saisir à la gorge.
Dans l'entrebâillement de la porte maintenue par une chaînette, l'homme scrute le visage de la fillette mince, aux longs cheveux d'un blond très pâle, aux membres maigrelets, son expression sérieuse et concentrée.
- Bonjour, Jeanne, tu peux dire à ta maman que je suis là ? demande-t-il.
La fillette fronce le sourcil, paraît réfléchir quelques secondes puis :
- Qui dois-je annoncer ? demande-t-elle, la mine solennelle.
- Tu vois pas qui je suis ? rétorque l'homme en tiraillant sur sa barbe avec une grimace rigolarde.
Elle le toise sans rien dire. Il toussote. Le temps est doux pour un 24 décembre, la houppelande lui pèse et il sent la transpiration qui perle à son front, la barbe d'ouate lui pique le menton. Ses pouces se glissent sous les courroies de la hotte pour soulager un instant ses épaules.
- Je viens pour l'animation, ajoute l'homme sans plus sourire. Va prévenir ta mère.
- Ma mère...
Une petite tête couronnée de boucles brunes surgit à la hauteur de la hanche gauche de Jeanne.
- Papa Noël ! hurle Zoé.
Une autre tête, sous le bras droit:
- Papa Noël Papa Noël hurle Julien.
- Tu t'appelles bien Jeanne ? demande l'homme pardessus les cris. Tu as onze ans, non ? Et eux, c'est Julien et Zoé, les jumeaux de sept ans, non ? Ta maman m'a dit que ce sont de vrais sacripants, hello, the twins ! You see, j'ai révisé mon anglais pour vous...
Les gamins pouffent et le contemplent, les yeux écarquillés.
- Je vais appeler mon père, annonce Jeanne.
- Non, surtout pas ! Ta mère veut lui faire la surprise. Elle m'a dit de venir à six heures, qu'elle était sûre qu'il serait encore à travailler dans son bureau. Elle veut lui faire la surprise, répète-t-il. Vous avez bien un dîner avec sept invités, non ? Je dois l'animer, tu comprends ? S'il te plaît, tu l'appelles, ta maman ? insiste l'homme avec cet air que Jeanne connaît bien, quand les adultes sont sur le point de perdre patience.
Maman, quelle étourdie, pense Jeanne en essuyant sur sa jupe la moiteur soudaine de ses paumes, elle n'est vraiment pas sûre de faire ce qu'il faut mais elle se dit que maman n'avait qu'à pas partir, à cette heure-ci, après tout, et puis elle oublie toujours tout, maman. Jeanne se décide, elle ôte la chaîne.
- Maman revient dans pas longtemps. Entrez, monsieur.
Dans le grand salon-salle à manger, Zoé s'est calée dans l'angle du canapé panoramique de cuir couleur sable et elle suce son pouce. Debout au milieu des cadeaux pour les parents à demi empaquetés et passablement bousculés, Julien pose ses poings sur les hanches. Le petit garçon et la petite fille regardent, bouche bée, le père Noël qui pose sa hotte au milieu du salon, au pied de l'arbre clignotant.
- Oh là là, mes enfants ! s'exclame-t-il en s'essuyant le front. Sacrebille de sacrebouille, qu'est-ce que ça m'écrabouille ! Ah non ! Défense de regarder ! intime-t-il à Julien qui vient d'agripper le rebord de la hotte et tente un coup d'œil par-dessus.
Il tire le panier à lui, croise les bras par-dessus, sourit.
- Vous comprenez, il a fallu que je me tape au moins cent kilomètres à pied dans les nuages, j'ai eu une panne de rennes... oui, deux rennes cassés, ils se sont pris les pieds dans un orage, au-dessus de l'Atlantique, ça va me coûter gros, comme réparation...
Sans le perdre des yeux, Julien secoue la tête :
- T'es pas beau, tu sais, comme père Noël Celui de Carrefouir, il est beaucoup plus joli que toi !
L'homme fronce le sourcil, plisse le nez, avance la lèvre, ça fait remonter la moustache jusque dans les narines, il roule les yeux et les petits pouffent :
- Carrefouir ? c'est quoi ça, Carrefouir ? demande-t-il, avec un coup d'œil à Jeanne.
- C'est comme Auchante et l'Éclair, répond Julien.
- Pfff, il sait même pas dire les noms comme y faut, rigole Zoé.
- Ah, fait l'homme, je sais ce que c'est, tout ça, c'est des superbes marchés.
- On dit "super", le reprend Zoé. Et ils ont tous un papa Noël comme toi, tu sais. Un joli petit papa Noël.
- Et toi, t'es moche, t'es moche, t'es le plus moche des papas Noël scande Julien en montant sur le divan pour s'y mettre debout, tandis que sa sœur en descend.
- L'écoute pas, t'es joli toi aussi, plus joli, même ! Moi, je t'adore...
A son tour, elle s'agrippe au rebord de la hotte. Soulier attrape la petite fille sous les aisselles, la soulève.
- In-ter-dit! scande-t-il. C'est interdit de toucher à la hotte jusqu'à minuit! Sacrebille de sacrebouille, espèce de fripouilles, vous voulez vous le mettre en tête, oui ou non, qu'il faut pas regarder dans la hotte ?
Il repose la petite sur la moquette crème.
- Vous vous rendez pas compte qu'il y a une très très grande différence entre moi et tous ces clochards qui se déguisent comme moi ? Hein ? Vous savez pas ce que j 'ai, de très différent ?
- Toi, t'es différent passque t'es moche, superbe moche, s'obstine Julien.
- Moi... écoutez bien, c'est un secret, dit l'homme en s'accroupissant pour être à la hauteur des yeux des enfants.
Jeanne regarde cette scène sans pouvoir bouger un doigt. Elle est inquiète, elle est très inquiète et elle en veut à papa d'être là-haut dans son bureau et de ne rien entendre et à maman d'être partie et de ne pas revenir. Elle leur en veut et elle s'en veut de ne pas faire ce qu'il faut, elle est sûre maintenant qu'elle n'a pas fait ce qu'il fallait en le laissant entrer. Mais c'est trop tard. Cette idée lui donne mal au ventre: elle n'a pas fait ce qu'il fallait.
Alors, maintenant, elle ne fait plus rien.
- Moi, je suis le vrai père Noël dit l'homme. Et je vais vous en montrer la preuve.
Et voilà, de sa hotte, l'homme a sorti un revolver. Un gros gros revolver.
Aussitôt après, il y a un bruit de clé dans la serrure. Maman rentre.
Patricia s'est figée sur le seuil. Elle n'arrive pas à croire ce qu'elle voit et pourtant, elle le voit : un homme déguisé en père Noël qui tient un revolver dont le canon est pointé sur la tête de Zoé, sa fille.
- Bonjour, madame Boutonnier, dit l'homme. Me voici, comme convenu.
Patricia articule:
- Comme con...
- ... venu, oui, bon, pas de jeux de mots inconvenants devant les enfants, n'est-ce pas ?
Cette phrase, le père Noël l'a prononcée avec les accents rigolards et forcés qu'il prenait quand il parlait aux gamins. Mais dans les suivantes, une extrême tension est perceptible :
- Dites-leur vite que je suis prévu au programme de ce soir. Regardez-les comme ils nous regardent... Il serait bon de les rassurer, vous savez. Comme je vous l'ai dit, j'ai l'habitude de ce genre d'animation, il faut tout de suite mettre les enfants dans le jeu, sinon ils peuvent rendre la soirée plus difficile, expliquez-leur que je suis l'invité surprise...
Il s'est retourné vers elle et le canon de l'arme avec. Bien qu'il le tienne à moitié baissé, elle en voit l'âme.
- Sinon, ajoute-t-il avec un petit rire, ils pourraient croire que je suis un gangster venu vous prendre en otage pour que votre mari m'ouvre les portes de la banque demain...
Et comme Patricia n'avance ni ne recule, il ajoute :
- Demain, avant le passage du directeur de l'agence de transports de fonds qui n'hésite pas à travailler le jour de Noël pour venir prélever discrètement, dans le plus grand secret, les recettes exceptionnelles des trois supermarchés de la région. Ce monsieur est le seul à disposer de la deuxième clé, sans laquelle on ne peut pas ouvrir la chambre forte.
- Maman, dit Jeanne, j'aurais pas dû le laisser entrer, hein ?
Patricia ne répond pas. Elle suit des yeux, fascinée, les mouvements de l'homme, tranquilles et précis. Il s'accroupit entre les jumeaux, les prend par les épaules et lève la tête pour lui sourire. Elle fait un gros effort:
- Non, non, ma chérie... tu as bien fait. C'était une surprise. Oui, c'est vrai ce que dit le mons... le père Noël C'est une surprise.
- Tu vois, dit l'homme en plaçant l'arme sous le nez de Julien qui louche sur la chose, j'ai besoin d'avoir un gros pistolet, maintenant, c'est malheureux, mais avec toutes les agressions qu'il y a de nos jours... Une fois, j'ai été attaqué par des gnomes en deltaplanes figure-toi ! En plein nuage, au-dessus de l'Alaska, ils ont essayé de me piquer ma hotte !
Il se relève et, s'adressant à Patricia :
- On pourrait peut-être mettre au point la soirée, non ? En tête-à-tête...
Patricia frissonne, balbutie :
- Oui, oui...
- Dans la cuisine, par exemple ?
Il a un mouvement de la tête en direction de la cuisine et Patricia se demande comment il connaît le plan de la maison. Elle s'éclaircit la gorge :
- Hum... heu... Les enfants, je vous demande de rester bien tranquilles pendant que je vais parler avec le père .......
- Je vais avertir papa, annonce Jeanne d'une voix ferme.
L'homme fronce le sourcil, ses lèvres se renfrognent, remontant la barbe au point que des brins de coton blanc lui chatouillent les narines. Patricia ne trouve rien de comique à cette scène.
- Sacrebille de sacrebouille, j'y comprends que douille, je croyais qu'on devait lui faire la surprise, à votre mari ? demande l'homme.
- La surprise ? Oui, oui... Non, n'y va pas, Jeanne, lance sa mère à l'enfant qui a déjà posé un pied sur la première marche. Reste-là avec les jumeaux, je vais parler avec.., avec le père Noël Pendant ce temps, finissez vos paquets...
- Bon, alors, les trognons, annonce l'homme, écoutezmoi, si les paquets sont prêts quand je reviens, je vous sors en avance un petit cadeau de ma hotte.
- Ouaiaiaiais! crient les jumeaux en se ruant à la tâche.
Revenue au centre de la pièce, Jeanne se laisse tomber sur le canapé, les bras entre les genoux. Son regard glisse sur le visage de sa mère puis se pose sur la télé. Est-ce que l'émission est finie ? Qu'est-il arrivé au gnou ? se demande-t-elle vaguement. Mais l'idée s'évapore avant qu'elle ait songé à prendre la télécommande et elle reste là, à fixer sa petite sœur et son petit frère qui s'activent, déchirent du papier cadeau et déroulent des décimètres d'adhésif.
L'homme ramasse sa hotte et suit la jeune femme. Patricia fait toujours visiter la cuisine aux nouveaux venus, car elle en a conçu l'aménagement dans les moindres détails. Le plan de travail central, recouvert de carreaux de céramique multicolore provoque toujours des commentaires flatteurs. Elle s'y adosse pour faire face à l'homme. Une odeur appétissante de la dinde aux marrons en train de cuire dans le four autonettoyant emplit la pièce. Il a ressorti l'arme et la lui pointe sur le ventre.
- Je vous en prie, dit-elle très vite tandis qu'il s'approche d'elle. Ne faites pas de mal à mes enfants. Mon mari fera ce que vous...
Elle s'interrompt. L'homme vient de reglisser le pistolet dans sa ceinture, d'une main il rapproche la hotte et de l'autre lui soulève la jupe. Les yeux de Patricia fouillent les alentours. Au-dessus de la cuisinière à table de cuisson en vitrocéramique, la batterie de cuisine en cuivre décoratif est trop loin pour que ses casseroles puissent servir d'arme. Après avoir lancé la cuisson de la dinde, Patricia a soigneusement nettoyé et rangé les ustensiles. Les couteaux aux formes variées ont été disposés dans leurs tiroirs de plastique bleu transparent.
Autour de Patricia, tout est lisse et propre et vide. Elle ferme les yeux. Elle sent la main de l'homme sur sa cuisse. Il a les doigts glacés. Des doigts de mort, pense-telle tandis que son corps tout entier lui semble se retirer, sa chair s'écarter d'un coup de son enveloppe de peau, se rétracter à l'intérieur, il lui semble qu'elle, son être, ce qu'elle conçoit comme son être, se retourne en doigt de gant pour fuir ce contact de cadavre.
Elle a lu quelque part que parler, tenter d'établir le contact avec un violeur potentiel peut le faire reculer. Elle voudrait dire quelque chose, trouver des phrases raisonnables mais elle sent que si elle ouvre la bouche, elle va hurler. Elle se dit que s'il faut en passer par là, bon, pourvu qu'il ne la tue pas après, eh bien, ce n'est qu'un mauvais moment à passer, elle va faire comme si le bas de son corps n'existait pas... Une violente nausée monte dans sa gorge et dans ses sinus et son buste a un mouvement de recul.
- Calmez-vous, dit l'homme. Je ne vais pas vous faire de mal...
Elle rouvre les yeux, elle découvre ce qu'il brandit à hauteur de regard, elle hésite entre la terreur et la perplexité. Il s'approche d'elle, l'objet à la main.
- Simplement, vous allez prendre ça dans vos mains.
Elle prend ça dans ses mains.
- Et maintenant, dit-il en baissant un peu la voix et en détachant bien les syllabes, vous allez être très très attentive. Vous allez faire exactement ce que je vais vous dire. Très exactement. Sinon, pouf, une seconde avant vous êtes vivante et la seconde d'après, vous êtes morte. Morte. Vous avez compris ? Morte.
Patricia baisse les yeux sur la chose qu'elle tient et puis les lève sur la face du papa Noël.
- Oui, dit-elle, j'ai compris, morte.