Publication : 14/10/2005
Pages : 280
Poche
ISBN : 2-86424-557-4

La Sibylle

Agustina BESSA-LUÍS

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11 €
Titre original : A Sibila
Langue originale : Portugais
Traduit par : Françoise Debecker-Bardin

Dans le nord du Portugal, ce sont les femmes qui, devant l'indolence et les rêves d'évasion que nourrissent les hommes, assurent le lourd héritage des travaux de la terre. C'est vrai en particulier vers la fin du XIXe siècle, lorsque la propriété à l'abandon doit être prise en charge par Joaquina Augusta-Quina, une adolescente frêle et inculte, mais qui participe aux plus rudes tâches de la campagne aux côtés des ouvriers, tandis que sa sœur et ses frères se préparent à échapper au milieu rural.

La lucidité de Quina, rusée et chicaneuse, et son sens de la répartie lui valent ce surnom de sibylle sous lequel elle ne tarde pas à être connue et admise dans la bonne société, où l'on admire cette paysanne. Restée célibataire, endurcie par la lutte, haïe et admirée par les membres de sa famille, une passion étrange l'unit sur le tard à un enfant qui grandira sous sa protection. Un admirable portrait de femme, le premier chef-d'œuvre d'Agustina Bessa-Luís.

  • « Ce très beau portrait s'enrichit de la virtuosité d'une grande dame des lettres portugaises. »
    LE VIF/ L'EXPRESS

I

Il y a une date sur la galerie de cette salle, dit Germa, qui rappelle l'époque de reconstruction de la maison. Un incendie, vers 1870, a réduit en cendres toute la structure primitive. Mais le domaine est resté exactement le même, avec les mêmes labours et le même petit bois, cédés par la Couronne il y a plus de deux siècles et maintenus dans la succession directe de la même famille de laboureurs.

Une sorte d'aristocratie ab imo. Et Bernardo eut un petit rire gentiment ironique et vaguement distrait; il ôta ses lunettes et les remit en place d'un geste très machinal, en ajustant bien la monture d'or dans le creux des sillons qu'on aurait dit tracés à coups d'ongles, ses yeux papillotèrent comme s'il passait brusquement de l'obscurité à la lumière, et il reprit: "Ab imo, de la terre…, car il considérait la culture comme un privilège personnel, et jamais il ne perdait l'occasion de se montrer généreux en la transmettant. Il appartenait à cette branche de la famille qui, du capitalisme, avait accédé au grade immédiat de l'intellectualité et y avait établi une aristocratie. Car qu'est-ce que l'aristocratie, sinon le degré le plus élevé que désire atteindre une société, la suprématie d'une certaine classe sur les autres et l'imposition de ses valeurs, qu'elles soient de force, de travail ou d'esprit, suivant les tendances de l'époque? La famille de Bernardo Sanches avait atteint un état aristocratique, ce qui signifie qu'elle s'était consacrée à l'accomplissement de tout un héritage bien précis d'habitudes, de phrases et d'opinions qui, une fois détachées de la personnalité qui les avait faites originales, n'étaient plus que snobismes et creuses imitations. Mais enfin, pensait Germa, le don d'imitation finissait par être aussi caractéristique que l'originalité, non seulement dans certaines familles, mais aussi, d'une façon plus générale, chez certains peuples. Bernardo Sanches était bien le rejeton d'une race héroïque et magnifique tant que son histoire avait été une question de vie ou de mort, mais qui, avec le confort et la sécurité, n'avait plus donné qu'une brillante médiocrité. Quant à Germa, sa cousine, elle était ce résultat fatal des dégénérescences, l'artiste, le produit de la nature le plus gratuit, qui peut se définir comme une inutilité immédiate. C'était une créature patiente, timide, et qui inspirait une confiance sans limites. Les artistes, qui en général se font remarquer par leur excentrique banalité et ne se distinguent des bourgeois que parce qu'ils vivent les extravagances que les bourgeois refoulent, ne ressemblaient en rien à Germa. Elle avait l'esprit de paraître ordinaire. Elle prenait grand plaisir à s'analyser comme le réceptacle de tout un passé, l'élément où revivaient les cavalcades des générations, où la contredanse des affinités vibrait une fois de plus; car aptitudes, goûts, formes comme un message se transmettent sans cesse, se perdent, disparaissent et surgissent à nouveau, identiques à la version d'autrefois. Elle se balançait activement dans un vieux "rocking-chair qui, à chaque impulsion plus violente, bondissait sur le plancher où s'accumulaient des monceaux de pommes sur les planches toutes poudreuses de sciure. Exactement comme Quina, pensa-t-elle. Et, songeuse, elle se mit à murmurer un lent monologue, en regardant devant elle, par la porte ouverte de la cuisine, la pierre de l'âtre vide et balayée de ses cendres.

- Que dites-vous, Germa? demanda Bernardo. Il l'observait avec une curiosité passagère, un peu mortifié de devoir s'inquiéter d'autre chose que de lui-même. Comme elle le regardait en souriant et sans rien dire, il trouva plus commode de se sentir l'hôte vénérable de la maison, et de prendre ce silence pour une marque supplémentaire de courtoisie. Mais en réalité, Germa ne pensait même pas à lui. Soupçonner cela - il le savait bien - aurait suffi pour qu'il ne revînt plus jamais et nourrît au fond de lui-même un permanent désir de vengeance. C'est pourquoi il préféra ignorer que Germa était à ce moment-là totalement séparée, absente d'elle-même, que soudain l'atmosphère s'était emplie d'une autre présence, vive, intense, familière, et que la salle au plafond bas, où planait un parfum de paille et de pomme, débordait d'une expression humaine et chaleureuse, comme si quelqu'un était de retour et posait ses regards sur les lieux où il avait vécu autrefois, son cœur répandant autour de lui une vigilante évocation. Alors, brusquement, Germa commença à parler de Quina.

On était en septembre, et la maison, temporairement habitée, rejetait son masque d'abandon et de ruine à la chaleur des voix et des pas qui froissaient la balle de maïs répandue partout sur le sol. Le temps était doux, imprégné de cette quiétude de la nature épuisée que l'on sent dans la chute ondulante d'une feuille, ou dans l'eau qui court inutilement sur la terre hérissée des cannes amputées de leurs bannières de maïs. Depuis la mort de Quina, jamais plus la maison n'avait exhalé ce mystère grotesque ou ingénu; jamais plus Germa n'avait pris plaisir aux veillées passées près de l'âtre à remuer les bûches, à tracer des cercles de feu avec le tisonnier embrasé, ou à fouiller dans les coffres, en quête du toton de Noël, qui portait sur ses faces des lettres dessinées avec le jus de baies vénéneuses. Ah, Quina, si étrange et difficile, mais que l'on ne pouvait se rappeler sans nostalgie et sans anxiété, qui avait-elle été?

Joaquina Augusta était née dans cette maison même de la Vessada, soixante-seize ans auparavant. C'était une petite fille à l'air peu viable, violacée, moribonde, et qui portait sur le poignet gauche une tache couleur de sépia due au fait que sa mère avait été éclaboussée par le foie du cochon, un jour de tuerie, alors qu'elle était au début de sa grossesse. C'était la seconde fille qui réussissait à naître d'un couple vieux de sept ans, les premiers enfants conçus n'ayant pas atteint le terme dans un organisme trop violenté par des jeûnes désespérés, par des angoisses de jeune femme qui a pour mari le plus grand séducteur du canton. Car la senhora Maria da Encarnação, choisie dans la pépinière de filles de la maison du Freixo, délicate, fluette, les cheveux tirés sur les tempes, la taille bien prise dans une ceinture de satin noir, comme il serait de mode pour toutes les femmes de la famille, avait épousé un homme plus vieux qu'elle de vingt ans, et dont les vieilles femmes du village disaient d'un ton bonasse et complice qu'il avait tout ce qu'il fallait pour plaire. Ce qui était exact. Il s'était marié en cachette un beau matin, et la jeune mariée, aussitôt après la cérémonie, avait repris sa place au foyer paternel, abusant ainsi pour quelque temps encore le cortège des laissées-pour-compte, et parmi elles ses propres sœurs. Car Francisco Teixeira était un heureux galant. Il possédait une ferme et des biens au soleil de grande valeur qu'il gérait mal, car il était d'un naturel indolent, il aimait les plaisirs, la vie facile, les fastes et les libéralités, et cette vanité authentique, faite davantage de discrétion que d'ostentations voyantes. S'il existait un homme prompt à venger les affronts entre compères, à jouer du bâton, à déblayer le terrain devant lui, à faire accourir la troupe au milieu des bêtes qui se cabrent et des vieilles qui crient et se traînent furtivement à l'écart en sauvant au creux de leur tablier ce qui reste du panier d'œufs, c'était bien Francisco Teixeira. Il était de petite taille, nerveux, prudent, laconique, conscient du prestige de ses moustaches blondes auprès des femmes, qui font peu de cas du basané arabe en matières apolliniennes. Maria da Encarnação avait neuf ans quand elle en tomba éperdument amoureuse un soir où, passant par là, elle n'avait pu sauter la ravine gonflée par les pluies de l'hiver; l'eau bouillonnait en se précipitant dans un gouffre entre deux escarpements au sommet desquels ployaient les alisiers battus par le vent.

- Que fais-tu ici, petite? D'où es-tu? dit Francisco Teixeira qui passait, le visage à demi enfoui dans le col pie de son manteau. Maria répondit d'une petite voix timide, pourtant sèche et rebelle:

- Je suis du Freixo…

Et elle essaya de descendre le mur dont l'interruption offrait une espèce de marche et permettait l'accès aux sentiers du côté des champs. Le jeune homme dit calmement, presque sévèrement:

- Il se fait tard; je vais te ramener chez toi. Je connais ton père, et je vais lui demander si c'est une heure à laisser se promener seule une femme comme toi.

- Plût à Dieu! cria Maria très fort, pour empêcher le fracas du torrent qui gargouillait entre les dalles blanches de couvrir sa voix. Elle connaissait Francisco Teixeira, que ses sœurs, déjà grandelettes et astucieuses, célébraient beaucoup, rougissant rien que de prononcer son nom. Côte à côte, ils cheminaient tous deux dans le crépuscule argenté par la pluie qui brillait en tombant et miroitait dans les flaques, dans la boue et sur le feuillage. L'homme parlait, et sa voix était pleine d'une tendresse ironique qui communiquait au cœur de l'enfant une chaude émotion, un désir de réparation, d'alliance, de gratitude. Ils arrivèrent, et Francisco Teixeira dit avant de repartir, tandis que du seuil illuminé par les flammes du foyer, les jeunes filles l'épiaient en se mordant les lèvres sur leurs rires impulsifs, incontrôlables et espiègles:

- Et maintenant, prenez-moi bien soin de cette enfant, car c'est elle que j'épouserai… C'est dit…

- C'est dit… confirma le père; il s'était approché lui aussi, en chancelant un peu sur ses sabots cloutés qui le faisaient paraître plus grand, avec d'énormes jambes ankylosées, comme les figures du Greco. Il y eut de grands éclats de rire, et Balbina, l'aînée des sœurs, s'élança vers Maria et s'en occupa avec mille câlineries, palpant ses vêtements mouillés, dénouant ses petites tresses hirsutes pour faire sécher ses cheveux.

Onze ans plus tard, ils se mariaient. Francisco Teixeira était alors à l'apogée de sa carrière de séducteur, et il n'avait pas l'intention de renoncer à sa liberté de coq fringant, aux fêtes, aux soirées, à ses maîtresses, presque toujours de bonne naissance et de première main, jolies et pantelantes d'amour pour lui. Les femmes le harcelaient, le surveillaient, se fiaient à la jalousie les unes des autres pour le priver d'une préférence qui eût emporté leurs espérances à jamais. Ses amours avec Maria passèrent inaperçues, tant il craignait la réaction des rivales, et leurs larmes plus que leurs menaces. Car au fond, c'était un faible, il aurait épousé toutes celles qui le fixaient de leurs beaux yeux humides, et il cédait, il promettait, il se laissait prendre aux pièges les plus naïfs si la femme faisait figure de victime sans défense et de vaincue. Avec Maria, cependant, ce fut différent. Deux semaines après le mariage, elle vivait encore ignorée au foyer paternel, sans qu'il y eût entre eux autre chose que les saluts réservés, contrefaits, de fiancés sur contrat. Il l'aimait pourtant, il n'en aurait choisi aucune autre, car s'était fixé dans son âme le romanesque de la promesse faite à l'enfant pondérée et austère qu'il avait rencontrée un jour s'efforçant de sauter seule un torrent en défiant sa propre peur. Maria n'avait pas changé; elle était toujours la petite fille qui cache sous son orgueil une loyauté sans limites, et elle avait cette expression qu'ont les timides et que l'on prend à tort pour de la dissimulation; c'était maintenant une belle femme, avec l'avantage supplémentaire d'une dot de deux moulins et quelques treilles; on l'avait élevée dans l'obéissance et le travail, et elle descendait d'une tribu de gens intègres. Sans aucun doute, Francisco Teixeira l'avait appréciée comme un rare trésor, et avait décidé sans hésiter de l'acquérir avec toutes les garanties légales. Mais toutes les autres, qui pleuraient à ses pieds, qui se berçaient sur ses genoux, les cheveux défaits par tant de caresses passionnées, qui surgissaient devant lui aux détours des chemins, secouées de sanglots, et qui rôdaient devant sa porte, la rage au cœur? La situation se prolongea jusqu'au jour où Maria, assiégée chaque dimanche comme Pénélope par les pèlerins en quête de sa dot, excédée par les moqueries de ses sœurs qui la désignaient à leurs amoureux comme un exemple maladif de fierté, partit brusquement.

- Comme te voilà sérieuse! C'est pour faire un beau mariage? lui cria Balbina en la voyant traverser l'aire, pieds nus et vêtue de ses habits de tous les jours, mais avec autour du cou sa chaîne d'or, d'où pendait un petit croissant de filigrane. Maria regarda sa sœur dont la tête rousse luisait comme du cuivre à travers le voile de larmes qui lui mon-taient aux yeux et qu'elle refoulait d'une rapide pression des paupières.

- Plût à Dieu! dit-elle d'une voix sonore. Et elle partit en courant. Le soir même, la maison de la Vessada recevait sa nouvelle maîtresse.

Agustina Bessa-Luís est née dans la région du Douro en 1922. Son roman A Sibila (La Sibylle) publié en 1954 fut certainement un des textes les plus novateurs de la littérature portugaise. Depuis, cette immense romancière n'a cessé d'écrire, de publier : elle a à son actif une cinquantaine de romans, ainsi que des pièces de théâtre, des chroniques, des nouvelles. Elle décortique la société portugaise, ses racines historiques et son évolution tout le long de ces dernières cinquante années, ses mythes et son actualité, avec une écriture d'une forte densité, aux conclusions pertinentes et de vraies axiomes qui transcendent le récit. Son "dialogue" avec le grand cinéaste Manoel de Oliveira est à l'origine de plusieurs films, soit inspirés de ses romans (Francisca à partir de Fanny Owen, Val Abraham du roman homonyme, Le Principe de l'incertitude du roman homonyme) soit de scénarios expressément écrits (Party). Elle a aussi assumé des charges publiques importantes : la direction d'un quotidien à Porto, puis celle du Théâtre National Portugais à Lisbonne. 
Elle a reçu le Prix Camoes 2004 de la langue portugaise.
Elle est décédée le 3 juin 2019.

Bibliographie