Dans la nuit profonde qui enveloppe son hôtel haïtien, Antonin écoute les bruits dans la chambre d'à côté. Il guette Prune. C'est ainsi qu'il a baptisé sa jeune voisine entr'aperçue. Linguiste passionnée par la naissance et la mort des langues, Prune recherche dans les montagnes de l'île une communauté d'enfants qui ont peut-être inventé un nouvel idiome. Romancier, Antonin est obsédé par les liens de la langue et du cœur, par ce venin des mots qui sépara ses géniteurs et il ne parvient pas à se débarrasser de questions destinées à rester sans réponse pourquoi le père a-t-il abandonné maman avec cinq enfants en bas âge ? Pourquoi maman l'a-t-elle aimé jusqu'à la mort? Il cherche jusque dans le cahier où sa mère, humiliée par son époux et sa propre inculture, notait les termes qu'elle ignorait.
Récit d'aventures dans une île miséreuse habitée de loas fabuleux, saga d'une famille de nécessiteux provençaux, esquisse d'un traité sur la débandaison, plus deux ou trois contes, de terrifiants aperçus de Grozny, un reportage drolatique sur le travail de l'écriture, des jeux de gros mots et une petite musique on trouvera surtout dans ce livre une confiance très naïve et très argumentée dans les forces de l'amour.
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« Vénénome est un objet écrit non identifié. Un truc bizarrement construit, où l'on retrouve une jeune fille [...] à la recherche de langues en voie de disparition, un écrivain sur le retour. L'ensemble est franchement baroque, mais la mise en musique de ces morceaux de vie fissurés est somptueuse, drôle. Vénénome, c'est une voix étrange et belle sur la vie comme elle ne va pas, mais aussi un constat cruel sur les ravages des silences entre des êtres qui s'aiment. »L. GentilhommeL'ALSACE
La blatte a jamais raison devant la poule
Chaud. Noir.
Chaleur de four. Les mots viennent avant l'idée. Avant même d'avoir idée de qui les dit: pendant un lapsus de temps, je n'ai pas la moindre idée de qui je suis.
J'ai dit lapsus, c'est laps qu'il faut, ma langue a fourché. A four chaud. Bon, ma langue au four, on va pas en faire un plat. J'ouvre les yeux. Noir. Il fait noir comme dans un...
Allez, on s'arrache.
On sait qui on est. On veut le dire. On bouge des lèvres gourdes, on se nomme:
-Vénénome.
Non, c'est pas ça. Je m'appelle Antonin et j'écris l'histoire de Prune.
Je m'appelle Prune, se dit-elle en s'arrachant à l'hébétude brûlante de la nuit haïtienne. Je m'appelle Prune, prénom qui se prête à trop de plaisanteries, mes parents ont toujours été imprévoyants, ils se laissaient porter par les émotions de l'heure, voilà pourquoi je nourris des sentiments complexes à leur endroit et puis l'électricité est encore coupée et donc la climatisation arrêtée, ce qui fait que ma langue voudrait pendre hors du four rouge de ma bouche.
Dans le noir absolu, Prune se prend au filet de la moustiquaire, inutile saleté pleine de trous, elle se démène, touche quelque chose qui tombe à grand bruit, elle se tire enfin du lit et, tâtonnant la nuit, trouve la fenêtre. Il faut se battre avec un dispositif de métal qui rudoie les doigts. Enfin elle ouvre à la volée les volets, prend en plein visage des effluves de vase et de frangipanier. La sueur pique les yeux, goutte du menton, ruisselle sur le torse. Elle se renverse en arrière et, soulevant le T-shirt sur sa poitrine, lève les seins au ciel comme deux gros poings brandis vers les galaxies. Mais les étoiles les poudrent de lueurs douces, strass d'astres, paillettes célestes qui tirent de l'obscurité l'obstinée tendresse de ses mamelles. Me trahiront toujours, ces deux là, se dit-elle.
Tête toujours renversée, elle voudrait boire la brise à la régalade. En fait, avale de l'air lourd. Pas de vent.
Rabaissant le T-shirt, elle se penche à la fenêtre. Au-delà de la terrasse et des buissons du jardin, les toits du Cap descendent vers le port en masses confuses ponctuées du reflet blafard des antennes paraboliques. Tout en bas, une loupiote se balance doucement au bout d'un mât. L'ahanement d'un moteur monte de la mer. Sur la Caraïbe, une grosse lune basse trace une allée livide menant au bord du monde.
Dans l'obscurité, quelque chose bouge, une grosse tête à babines et bajoues surgit sous le nez de Prune, une haleine brûlante aux relents de chairs pourries l'emplit jusqu'aux sinus, des dents claquent, elle se rejette brusquement en arrière.
Putain de chien.
A présent, elle distingue la bête, sa silhouette haute et souple qui repart à droite vers la nuit. De ce côté parviennent des bruits, grincements, respiration, tintement, toussotements... "Al couché vyè chyen, movè dyab!" C'est la voix d'Aimé, le factotum de l'hôtel, qui parle à la bête. Laquelle aboie. Prune entend l'homme cogner sur du métal. Le temps de penser qu'il doit essayer de faire démarrer l'électrogène et voilà que ça pétarade, ça ronronne, la lumière s'allume sur la terrasse, renvoyant le reste du monde à la nuit. Dans l'instant, des foules de choses ailées affluent autour de la grosse ampoule nue. Prune ferme la fenêtre, l'ampoule du plafond de sa chambre s'éveille lentement, diffusant une lumière sourde qui croît peu à peu en intensité tandis que la climatisation se met à ronchonner. Dans le miroir au cadre de plastique orange accroché à la porte, elle perçoit le mouvement de son reflet, pivote, se regarde. La lèvre inférieure crispée, la sueur aux ailes du nez, les pupilles promptes à fuir: pas de doute, se dit-elle, j'ai eu peur.
- Vous avez peur du Noir? lui a demandé le révérend Hyacinthe. Et puis il a ri, content de sa plaisanterie.
Il était trois heures de l'après-midi, mais les épais volets de bois ne laissaient rien filtrer de la lumière coupante qui tombait du ciel. Sur le seuil de son bureau, il s'était immobilisé et lui avait fait signe de passer devant puis, entrant à sa suite, avait claqué la porte derrière lui, plongeant la pièce dans l'obscurité. Dans son dos, elle avait perçu une respiration oppressée et s 'était immobilisée, il avait buté contre elle. Brève mais déplaisante sensation de sa bedaine contre le dos.
Il l'a contournée et elle a deviné qu'il s'asseyait à son bureau. Pour le cas où elle n'aurait pas compris, il a répété:
- Peur du Noir?
- Se pa de ri ke mwen ri! a-t-elle dit, au plus près qu'elle pouvait de: "à mourir de rire." La petite lampe de bureau qu'il a allumée éclairait à peine un visage que les gens du pays enregistrent comme marabou: peau fine et très noire, cheveux droits coiffés avec la raie au milieu, traits fins. L'ensemble gâché sans remède par un cou goitreux, des bajoues de batracien. Le blanc des yeux aux pupilles invisibles trouait la pénombre. Il a souri.
- Ou pale kreyòl la? a-t-il demandé.
- Non, j'ai juste appris quelques mots avant de venir.
- Asseyez-vous, ma fille.
Le ton doucereux de l'injonction accrut encore l'énervement qui montait en elle. Bien qu'elle eût pris rendez-vous, il l'avait fait attendre trois quarts d'heure avant de la recevoir.
Au-dessous d'un crucifix constituant l'unique décoration de la salle d'attente, adossée à un mur dont la peinture tombait en longs lambeaux, elle était restée coincée tout ce temps sur un banc de bois, entre des dames à chapeau coloré et vêtements noirs qui papotaient, leur sac sur les genoux. De temps à autre, la conversation s'animait, elles parlaient plus fort, riaient, se levaient pour se taper dans les mains pardessus sa tête avant de soudainement se reprendre, de retrouver onction et componction, lippe en avant, œil sévère, plaçant leurs "s'il plaît à Dieu" en français toutes les deux phrases. L'unique ventilateur posé dans un angle de la pièce peinait, Prune avait l'impression que la chaleur montait sans cesse. Pour passer le temps, elle humait. Aussi loin qu'elle se souvenait, elle avait toujours fait ça: dans le creux des moments, elle allait d'une odeur à l'autre comme on feuillette une revue, passant vite sur l'une, s'attardant sur une autre.
Du dehors arrivaient des relents de vase, celle du Cap qui sentait la salaison, alors que celle de Port-au-Prince contenait un mélange de fruit pourri et de pisse. L'odeur aigrelette de sa propre sueur se mêlait à celle, plus musquée, de ses voisines, leurs parfums sucrés à celui de la citronnelle dont elle s'était aspergée pour repousser les moustiques - elle avait refusé de suivre le traitement préventif anti-malaria, sa copine Caro qu'elle était allée consulter avant de partir avait levé les yeux au ciel avant de concéder: "Si tu réussis à ne pas être piquée par les femelles le soir, tu peux t'en sortir." (Mais elle n'avait pas expliqué comment repérer les femelles de moustique à l'oeil nu.)
Sur son banc, entre les corps qui poussaient de partout leurs doubles contenants de nylon et de coton, l'air lui manquait, elle était épuisée par le voyage en tap-tap depuis Port-au-Prince. Sa qualité d'étrangère lui avait pourtant valu un traitement de faveur, puisqu'elle avait fait le trajet à l'avant de la voiture, à côté du chauffeur et de trois autres privilégiés avec leurs bagages obèses. Durant la première heure, elle avait placé ses phrases Assimil et partagé des bananes pressées avec une fillette qui disparaissait sous l'énormité de son ballot. Mais après Saint-Marc, sur une trentaine de kilomètres, la route était dans un état tel que toute conversation devenait impossible, on ne pensait plus qu'à bander ses forces pour tenir ferme, accroché où l'on pouvait, pour encaisser les chocs qui arrivaient de partout et éviter de heurter le pare-brise, le plafond de la cabine ou le crâne du chauffeur.
Les crampes attrapées là traînaient dans ses membres et son dos se ressentait encore du coup de main qu'elle avait voulu donner aux hommes sur la route de montagne après Gonaive, quand il avait fallu ranger au bord un flamboyant tombé en travers, et dans sa tête s'attardait l'image du groupe de paysans munis de pics et de pioches qui, un peu plus loin, leur avaient barré la voie. En montrant un trou énorme dans la chaussée, qu'ils venaient de combler après l'avoir peut-être creusé eux-mêmes, ils exigeaient un droit de passage du conducteur. Visage buté, regard fixe, ce dernier ne répondit pas et tandis qu'il avançait doucement, tandis qu'il se frayait un chemin au milieu des lourds outils brandis, Prune rentrait la tête dans l'attente du premier coup sur le pare-brise, la nuque et les épaules si crispées qu'elles lui firent mal pour le restant du trajet...
Maintenant, dans le bureau du révérend, un éternuement la secouait, réveillant toutes les tensions douloureuses à la fois. Elle se frotta les bras: en plus, j'ai la chair de poule, constata-t-elle. La faute à la climatisation qui gelait l'air. Sûrement pas, même si c'était l'effet recherché par son interlocuteur, à cause de l'éclairage qui, situé presque sous le menton de l'ecclésiastique, accentuait jusqu'au grotesque cet air fantomatique propre aux aveugles. Pas davantage à cause des mises en garde que lui avait adressées Claire, l'amie de Caro qui l'avait hébergée à Port-au-Prince et qui travaillait pour la MICIVIH, cette mission de l'ONU censée aider le gouvernement à créer une police et une justice répondant aux normes internationalement reconnues.
- Fais gaffe, l'avait-elle prévenue, toute la région du Cap est sous la coupe du révérend Hyacinthe, le patron de l'Église des Tout Derniers Jours. C'est lui le vrai maître de la côte nord et de ses trafics. Dernièrement, la représentante de la Banque alimentaire s'en est rendu compte à ses dépens. Comme elle avait repéré sur les marchés des denrées qui auraient dû être distribuées gratuitement aux enfants des écoles, elle a voulu opérer une inspection dans les entrepôts gérés par l'Église. Elle s'est retrouvée embarquée par la police, le révérend a porté plainte contre elle pour "agression sur une personne en position de faiblesse" - il est aveugle. Et il a fallu l'intervention des flics de l'ONU pour la tirer de là: elle, son statut de fonctionnaire des Nations unies l'a protégée, mais toi, tu as intérêt à te gagner ses bonnes grâces.
Pour les bonnes grâces, c'était mal parti:
- J'ai reçu un coup de fil de l'attaché culturel français ce matin, dit le révérend d'une voix douce mais ferme. Il m'a parlé de vos recherches. C'est intéressant, mais il est hors de question que vous alliez à la Ravine-du-Monde pour le moment. Dans un mois, peut-être...
- Et pourquoi ça? Vous me l'interdisez?
"Toujours le verbe plus haut que ton cul", me dit l'oncle Alban: je sais bien, songe-t-elle, j'ai intérêt à me montrer diplomate mais voilà, question de caractère. Elle se sentait comme dans la fameuse histoire que raconte M. Arcady dans le film éponyme de Welles, scorpion prêt à cracher son venin dans cette grenouille noire tapie derrière son bureau, même s'il fallait sombrer avec le batracien.
Les mains du révérend se réunirent devant son nez, on aurait dit qu'il allait prier mais il se contenta de passer leur double tranchant sur son front et son nez, puis les doigts se croisant, il se pencha en avant, coudes sur le bureau, et appuya son menton sur ses pouces. Prune ne pouvait détacher son regard de ces yeux blancs comme des boules de billard.
- Que Dieu me garde de vous interdire quoi que ce soit, mademoiselle, je ne suis qu'un humble serviteur du Tout-Puissant, il n'est pas dans ma vocation d'exercer un pouvoir de coercition... mais je vous déconseille fortement d'aller là-bas et, en tout cas, il est hors de question que je vous aide à le faire. Ce serait irresponsable. D'abord, il y a de gros problèmes d'accès. La seule route, par Bombardopolis, est coupée par un éboulement. Il y a des pistes, mais elles sont presque impossibles. Et puis les mornes, par là-bas, sont infestés de zenglendos... de bandits, si vous préférez...
- Je connais ce mot, c'est pas les zenglendos qui manquent, à Port-au-Prince. Je vous remercie de vos conseils. J'avais espéré qu'un homme de Dieu comme vous ne pourrait qu'être intéressé par ma démarche... ma démarche qui...
Face au regard laiteux, au sourire flottant, ses idées se brouillaient. Il lui fallut un effort pour terminer:
- Démarche qui ne pourrait qu'être bénéfique pour ces... ces jeunes brebis égarées qu'on a confiées à votre ...... Mais, de toute façon, merci de m'avoir reçue...
Elle s'est levée. Il a protesté: mais non, sa démarche l'intéressait vivement, il était bon qu'on sache en Europe à quel degré de malheur on a pu arriver dans certains coins reculés de son pays. Mais les circonstances... plus tard peut-être. Avant qu'elle s'en aille, il a tenu à lui faire goûter un verre de Sellé Bridé, la liqueur locale dont il a tiré une bouteille d'une glacière posée sur une table basse (son regard s'étant accoutumé à l'obscurité, elle s'apercevait que la pièce ressemblait plus à un salon encombré de meubles, tapis et bibelots qu'au cabinet de travail d'un ecclésiastique). Tandis qu'ils trinquaient (la boisson ressemblait à l'odeur corporelle de l'homme, douceâtre, puissante, pas déplaisante), il lui avait confirmé que la Société de secours de l'Église des Tout Derniers Jours avait bien accepté de gérer l'Institut de la Ravine-du-Monde mais que pour l'instant, il n'y avait encore envoyé personne. Elle devait comprendre, n'est-ce pas, ici il y avait déjà tant à faire et là-bas la situation était si délicate, une intervention intempestive pouvait avoir des conséquences désastreuses pour ces "jeunes brebis" (l'expression semblait lui avoir plu). Il devait réunir une équipe compétente. Il insista beaucoup sur le mot "compétente", sans doute pour lui faire comprendre que pareil qualificatif ne pouvait s'appliquer à elle.
En partant, elle s'interrogeait sur la dangerosité réelle du personnage. Elle posa la question à Firmin, l'employé local de l'antenne de la MICIVIR qui, grâce à la recommandation de Claire, lui servait de chauffeur. Il grimaça:
- Laissez tomber. Il faut pas contrarier. Ravèt pa janm gen rezon devan poul la blatte a jamais raison devant la poule. Pour lui, vous, c'est rien. Mais si lui pense vous représentez un risque, il a pas peur vous envoyer quelqu'un. N'importe qui, il peut faire le tueur, un petit jeune ou une femme, ou un policier, ou même un Blanc... et puis, bam! bam! fit Firmin en mimant d'une main un revolver. Ici, conclut-il avec une sorte de fierté, c'est une région de gros, gros bizness, vous savez!
- Avec l'aide alimentaire? demanda-t-elle, sceptique.
Pour toute réponse, Firmin a ri longtemps, d'un rire silencieux et bizarre, en secouant la tête, le visage crispé comme s'il était sur le point de fondre en larmes.
Dans sa chambre où la lumière est revenue, elle songe:
faut que je raconte ça à Djam. Elle écrase un moustique occupé à lui sucer le sang du poignet puis prend son ordinateur portable dans son sac, le pose sur le lit, l'ouvre, l'allume. Il s'éteint aussitôt. Batterie à plat. Le temps qu'elle le branche sur le secteur, les mots qu'elle avait rassemblés dans sa tête se sont éparpillés. En attendant leur retour, elle ouvre un document resté sur le bureau virtuel, le relit: c'est le début d'une lettre rédigée à Port-au-Prince.