Dans la presse

LES INROCKUPTIBLES

Tiphaine Samoyault

L'histoire pourrait se passer n'importe où, dans n'importe quelle guerre, et peu importe qui la vit et la raconte elle a quelque chose d'une fable infernale en même temps qu'elle semble décrire une réalité d'autant plus réelle qu'elle est insupportable. Le voyage au bout de l'enfer de Z. explique froidement, anatomiquement, le trajet qui conduit l'homme à devenir bourreau, l'indifférence soudaine qui le prend, l'insouciance avec laquelle il sort de toute normalité pour détruire l'autre et se détruire lui-même. Dans "un lieu utopique quelconque", auquel les consignes ont attribué des noms fictifs (Zambèze, Alabama, Perm, Columbus ... ), des personnages aux identités tout aussi fictives (Ludo, Delta, Gamma ... ) rejoignent une milice chargée du nettoyage ethnique. Il s'agit de ramasser tous les hommes, vieux et jeunes, à partir de seize ans et de les convoyer en bon ordre jusqu'à leur lieu d'exécution. Les étapes préparant à la tâche ont pour fonction d'habituer les soldats à l'image de la mort, à la distancer, pour en faire une sorte de mécanique fatale. On leur montre des photos visant à annuler la différence entre le vivant et le mort, entre soi et l'autre," et il fallait pénétrer dans ces corps qui avaient été abîmés et brûlés jusqu'à devenir méconnaissables, ces restes calcinés, pour voir des hommes comme nous, avec notre peau, avec notre perception de la douleur, notre perception du chagrin et de la perte."
On leur apprend comme il est simple de tuer, de coller le canon du fusil sur la partie molle de la nuque. Et peu à peu disparaît en eux le sentiment d'appartenance au genre humain, à toute société, à toute famille d'esprit. Cette Anatomie du bourreau démonte moins le protocole de la guerre qu'elle ne propose une réflexion sur les dérives de la normalité, quand tombent en même temps les défenses, les interdits, les résistances. Grâce à un langage jouant volontairement de l'euphémisme, toujours à cache-cache avec le réel habituellement nommé, tout semble à la fois possible et permis. Le risque de déranger l'ordre des mots et des choses produit ainsi le désordre le plus radical, jusqu'à l'atrocité. Et l'obligation faite au lecteur de s'identifier au narrateur et au bourreau n'est pas la moindre force de bouleversement du roman : cette géographie imaginaire, l'effacement du passé, ces rapports de violence consentie, le partage du monde en deux, tout lui semble peu à peu assez familier. La reconnaissance est ainsi le principe esthétique et moral de la fable, et c'est aussi par ce biais-là qu'Eriksen dévoile le plus terriblement le fondement de l'horreur: c'est lorsque Z. reconnaît dans un convoi un ami d'enfance et qu'il peut le nommer - là intervient le seul nom propre du roman - que l'on comprend exactement comment on devient inhumain; lorsque dans la brèche ouverte par le surgissement du passé, et avec lui, de l'émotion, du souvenir et de la douleur, le fait de tuer est repris dans une forme de logique de la relation à autrui.