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Lili Braniste

"En se confessant à un inconnu dans un hôtel de Barcelone en 1996, Z, le narrateur de cette histoire infernale, cherchait peut-être à redonner à sa destinée un caractère ordinaire. Dépositaire de son secret, l'écrivain danois Jens-Martin Eriksen en fait magistralement le récit atroce et nécessaire.
Dans un contexte qui évoque celui de l'ex-Yougoslavie, Z et ses compagnons sont des jeunes appelés chargés d'accomplir « un petit boulot, il faut bien que quelqu'un le fasse ». Rassemblés sous l'œil austère du commandant, ils commencent par visionner une série de photographies insoutenables: des martyrs qu'ils devront se faire un devoir de venger. « Nous ne sommes pas une espèce d'animaux particuliers. N'importe qui pourrait se cacher derrière nos noms. Il en va de même avec les événements les plus fondamentaux de la vie -on ne les planifie pas. » La mission? Il s'agit de faire irruption dans plusieurs villages désignés par des noms codés, d'arracher les hommes de plus de quinze ans à leurs familles et de les « convoyer » jusqu'au « final », à savoir la verte clairière où chacun d'eux recevra à genoux une balle dans la nuque. Au point précis de la nuque où la balle traverse le crâne sans éclaboussure déplacée. « Pas de cochonneries inutiles », on s'exerce, « tout est pensé », martèle le commandant au regard triste. « Si curieux que cela puisse paraître, toute ma vie j'avais attendu le commandant. Une personne puissante, un esprit surhumain qui sache parler du sens des choses. Qui sache donner de l'espoir et de la signification. » Le processus est en marche, qui fera de ces jeunes gens des instruments dociles. La limite de l'inconcevable se rapproche. Les victimes deviennent des étrangers, et les bourreaux ne font plus qu'un avec leur mission. « Nous étions déchus, nous nous jetions dans l'anéantissement en proie à une démence exaltée. » Anesthésiés, ils n'aspirent à la fin de leur journée qu'à un contact tangible avec une normalité qui leur échappe. La perte de cette normalité est le sujet de ce livre. La mort dont Z et ses amis sont les acteurs devient un langage technique, euphémique et inhumain qu'ils s'empressent d'adopter. « On commence par crier un ordre assorti d'une menace de mort à la face de quelqu'un, et c'est l'avilissement. Puis à la fois suivante on s'identifie complètement à cet ordre. » TOUT A ETE PENSE Ils sont devenus muets et insensibles. « Nous changions d'heure en heure. Et ce tact, cette finesse, cette noblesse et cette naïveté qui s'autoprotègent dans un monde normal, tout ça perdait son aptitude naturelle à la résistance. » Avec l'aveuglement qui fait d'eux les acteurs de la mort, si bien préparés à leurs rôles par les manipulations et leur imbécillité, Z et ses compagnons étaient devenus autres sans le vouloir. Impossible d'imaginer que tout redevienne comme avant.Il faut entrer dans ce cauchemar dont le récit calme et retenu décuple l'épouvante. En montrant comment le langage du pouvoir engendre et justifie les actions les plus monstrueuses, en examinant les effets de la peur, de l'autorité, l'anatomie de la mort, l'anatomie du meurtre, l'auteur décrit étape par étape l'évolution inconsciente de l'individu qui, soumis à un système autoritaire, se transforme en tueur et perd le contact avec lui-même.
Lorsque le commandant qualifie ses soldats d'abjects, le narrateur s'étonne: «Abjects !. Qu'est-ce que ça voulait dire pour nous? RIEN. »