Dans la presse

TELERAMA

Martine Laval

Voyage avec Arnaldur Indridason dans l'Islande de ses polars
Dans ses romans, un flic humaniste sonde les abîmes d'une société trop polie pour être honnête. L'écrivain, star sur son île, nous fait visiter cette Islande plus noire que blanche.
Le 4 x 4 glisse imperturbable sur la route où une neige folle cavale en tous sens. Au volant : Arnaldur Indridason. L'état de la chaussée ne le trouble guère. Il se fait moqueur " Pas facile de faire comme papa. Encore plus difficile : être meilleur ". Fils d'écrivain et écrivain lui-même, notre chauffeur a " commencé à écrire sur le tard - à 35 ans ! - une intrigue policière pour me démarquer radicalement de mon père !". Arnaldur a mis le cap au nord. Destination : un petit cimetière, au loin... C'est là qu'il accepte de nous conduire, là où se déroule une des scènes les plus déchirantes et que se résout l'énigme de La Cité des Jarres, le premier de ses sept polars à être traduit en France.
L'Islande en hiver ressemble à une fin du monde... Un désert noir et blanc, de lave et de glace. Pas un seul arbre à l'horizon. Des monticules de pierre ici et là ont pris apparence humaine, sentinelles d'outre temps immobiles face à un océan écumant de rage. Et puis, à deux pas du cercle polaire arctique, où le soleil flemmarde (il n'apparaît que quatre ou cinq heures, et encore, sans forcer !), il y a la lumière. Etrange, presque ténébreuse, à vous flanquer un spleen d'enfer s'il n'y avait la voix douce et grave de notre éclaireur, qu'on imagine être aussi celle d'Erlandur, le héros de ses romans.
Retour à la réalité. Aux confins de l'Europe, l'Islande, qui fit rêver Pierre Loti, est une toute petite république : à peine un cinquième du territoire français pour 288 000 habitants (l'équivalent de notre bonne ville de Nantes !), dont plus de la moitié résident dans la capitale, Reykjavik. Mais elle détient un fabuleux record, celui d'être le pays où on lit le plus au monde : des documents historiques, scientifiques, de la poésie, des romans islandais, étrangers (en tête, les anglo-saxons, que tous lisent en version originale). A Reykjavik, les bibliothèques sont bien plus fréquentées que les églises, et les librairies ferment à 22 heures... C'est aussi le pays où l'on écrit le plus au monde : plus de trois cents auteurs sont officiellement répertoriés... Sans oublier la fierté du cru : Halldor Laxness, prix Nobel 1955.
Explications d'Arnaldur : " Nous n'avons ni palais ni monuments, juste des tempêtes et des histoires. La seule trace de notre passé, c'est la langue. La cathédrale de l'Islande, c'est sa langue. " Une langue qui se préserve des mots " étrangers " (surtout américains) comme de la peste et qui les bannit à coups de mesures pointilleuses depuis le XVllle siècle : chaque mot nouveau se doit d'avoir des racines islandaises. Une langue un tantinet frileuse, mais intacte depuis le Moyen Age, et qui permet aux Islandais de lire encore aujourd'hui - fiévreusement et sans aucun souci - les récits en prose écrits par leurs aïeux, les fameuses sagas, véritable patrimoine national. Au pays des trolls et des quatorze Pères Noël (mais ceci est une autre histoire...), chacun connaît même de loin tout le monde. Trois passe-temps tiennent la vedette : la généalogie - on est forcément descendant de Vikings et donc cousin de quelqu'un ; la baignade - en plein air (glacial) et dans des sources chaudes (l'île, volcanique, servit de décor à notre Jules Verne pour son Voyage au centre de la terre !) ; et la poésie. Petits et grands s'y adonnent sans restriction. Dans les bars où l'on se réchauffe le soir, l'alcool et les vers coulent à flots... Arnaldur Indridason, 44 ans tout juste, est le premier Islandais à s'être converti au polar : " Chez nous, il n'y a pas de tradition du polar parce qu'il y a encore quelques années, rien d'extrêmement violent ne se passait. Notre seule tradition, ce sont les disparitions ! Des gens sont emportés par la mer, tombent dans une crevasse, meurent de froid. Rien que du normal sur une terre aux éléments hostiles. Peut-être quelques-uns sont-ils partis faire leur vie ailleurs, sans rien dire, ou ont-ils été poussés dans un trou... On peut tout imaginer ! " L'Islande, prospère depuis la Seconde Guerre mondiale, défend une image de société " parfaite " : haut niveau de vie (un livre coûte plus de 40 euros...), chômage quasi nul, peu de problèmes d'immigration (la plus grosse communauté est polonaise, moins de trois cents personnes...), santé et éducation au top.
Une société trop exemplaire pour Indridason, trop hypocrite, qui pèse comme une chape de plomb sur ses habitants. Alors, comme ça, sans préméditation, quelques-uns basculent dans une violence fulgurante. Avec le même héros - un flic comme on les aime, un gentil -, l'auteur poursuit ses investigations policières " parce que notre île n'est pas un paradis ! Nous sommes aujourd'hui confrontés à la drogue et à tous ses avatars, prostitution, règlements de comptes, meurtre ". La délinquance, le crime rapportent. Mieux, ils font lire : cet ex-critique ciné vit désormais de son travail d'écrivain, un fait rarissime. Lui si réservé, on le découvre star... Trois de ses livres sont parmi les dix meilleures ventes de la principale librairie de Reykjavik. En Allemagne comme en Angleterre, ses romans sont tout simplement best-sellers.
Les yeux rivés sur la route, où le vent affole encore plus la neige, Arnaldur parle de discipline : " 99 % de travail, 1 % de talent, selon Hemingway !" Nourri d'Ed McBain et de Simenon, il a choisi le terrain du " réalisme social ". " J'essaie de m'occuper des phénomènes à l'oeuvre dans ma société. Je raconte la réalité, celle que les Islandais vivent. Dans mes livres, il n'y a ni flingues ni courses-poursuites. La violence, ici, est pernicieuse. Je cherche à identifier les liens entre passé et présent, les mystères de la filiation, les forces qui unissent ou désagrègent les gens. De qui est-on le père ? De qui est-on le fils, même à notre insu ? De qui est-on le meurtrier ou la victime ? C'est un devoir pour les écrivains de dire. Encore plus pour les auteurs de polars. Nous ne sommes que des miroirs ".