Dans la presse

L'EXPRESS

André Clavel

"En littérature, le clan des Siciliens a toujours du cran. Surtout depuis qu'Andrea Camilleri a pris la relève. A 77 ans, ce fringant cavaliere né au pied de l'Etna continue à truster les librairies italiennes avec un culot déconcertant. Ses polars, qui caressent goulûment l'âme et la croupe de la vieille Sicile, s'arrachent comme des petits pains, dans un pays où il est devenu une sorte de Simenon mutiné de Sciascia. Son histoire ? Passablement miraculeuse, puisqu'il a dû attendre la soixantaine pour que son héros fétiche, le commissaire Montalbano, tourneboule la péninsule. Mais Camilleri a la gloire modeste. Et du métier à revendre : cet ancien producteur de théâtre de la RAI est un virtuose des scénarios parfaitement ficelés. Il y ajoute la gouaille d'une prose carnavalesque, pas commode à traduire, qui se pimente des patois de la province d'Agrigente, sa terre natale. Avec, toujours, les mêmes décors : cette Sicile mafieuse qui, entre deux siestes et deux balles perdues, macère dans les eaux troubles de la combinazione.
C'est là que s'illustre le roublard Montalbano, le Maigret transalpin. Cabotin, ronchon, fine gueule, membres rouillés mais cervelle aux aguets, ce commissaire de Vigata - la ville imaginaire chère à Camilleri - a deux spécialités : les sardines farcies, dont il raffole, et les enquêtes épicées, qu'il conduit tambour battant. " Une bonne part de son succès, fait remarquer l'auteur de La Forme de Veau, c'est qu'il n'a rien d'un surhomme. C'est un antihéros, un type très ordinaire qui pourrait être votre voisin de palier. "Il est de retour dans L'Excursion à Tindari, un thriller où Internet a remplacé Interpol. Et où
l'on découvre que la jeune Mafia, désormais informatisée, a su renouveler son arsenal en se recyclant chez Bill Gates. Mais Montalbano, lui, n'a pas changé. Cigarette au bec, il va nous mitonner une filature à l'ancienne pour savoir qui a flingué Nenè, petit truand et grand amateur de Web. Il y aura une balade en autocar digne de Pagnol, trois autres cadavres, un livret d'épargne un peu trop garni, de l'argent sale, des parrains en cavale, et un sombre trafic élucidé sous les ramures de cet olivier bicentenaire dont Montalbano a fait son confident.En plus du polar, Camilleri possède une seconde casquette : le roman historique, autre prétexte pour fustiger la corruption à la sicilienne. La Disparition de Judas appartient à ce registre satirique qui mêle faits divers et coups de griffe. Nous sommes à Vigata, en l'an de grâce - ou de disgrace - 1890. Le jour du vendredi saint, pendant une représentation théâtrale où il joue le rôle de Judas, un comptable apparemment irréprochable disparaît mystérieusement... L'enquête est confiée à deux brigades rivales, qui finiront par se rabibocher en rédigeant des rapports croquignolesques, ampoulés, bouffis de drôlerie involontaire. Camilleri en profite pour épingler la langue de bois des bureaucrates, avant de dénouer cette énigme assez peu catholique mais totalement cocasse. Un festival d'ironie, auquel s'ajoute Un filet de fumée. Même veine, même verve, pour mettre en scène Don Toto Barbabianca, un négociant du XIXè siècle qui arnaque sa clientèle dans une Sicile clochemerlesque, bigote, résignée, où le diable fricote sous les soutanes pendant que la corruption se prélasse au soleil, en toute impunité. Du Camilleri pur miel et pur fiel. Le maestro n'a pas fini de nous régaler.