Dans la presse

LA QUINZAINE LITTERAIRE

Jacques Fressard

Longtemps le roman argentin moderne a été un roman urbain. Roberto Arlt, Cortazar, Marechal, Sabato nous parlaient tous de Buenos Aires (ou de Paris parfois). En 1926 le Don Segundo Sonibra de Güiraldes, qu'admira notre Valery Larbaud, marqua certes l'apothéose du gaucho mais fut aussi l'ultime apparition dans un grand livre de ce cow-boy de la pampa. Cependant celle-ci va faire un retour en force dans les années 80, avec entre autres César Aira et Juan José Saer, dont l'œuvre est soudain envahie par l'irruption imprévue des Indiens.
Irruption toute fictionnelle, il va sans dire, car des Indiens non métissés, non absorbés par le melting pot local, il n'en reste plus guère en Argentine, où l'armée a opéré au XIXe siècle avec la même redoutable efficacité que celle des U.S.A. Rien donc là de comparable aux communautés indigènes du Mexique ou du Pérou, et donc point de littérature indigéniste, point de ces utopies archéo-messianiques dénoncées par un Vargas Llosa en sa patrie.
Alors pourquoi les Indiens, dira-t-on. Certains critiques ont supposé, non sans raison, qu'ils étaient une représentation détournée des disparus massacrés lors de la dictature militaire de Videla et consorts. Celle-ci, toutefois, s'est effondrée dans la déroute des Malouines, la censure a cessé, et les Indiens hantent l'espace romanesque de plus belle. Peut-être convient-il de revenir à l'hypothèse de l'essayiste Martinez Estrada qui, en sa Radiographie de la pampa (1933), voyait dans les Indiens le refoulé des Argentins, à la fois rêverie d'une innocence perdue et permanence d'une sauvagerie que l'on s'efforce de dénier.
Telles sont au moins les hypothèses qui viennent à l'esprit en lisant le roman symptomatique et attachant de Sylvia Iparraguirre. Elle se plaît à y résoudre imaginairement, sur une toile de fond historique, les contradictions où se débat son pays. Le héros, qui en est aussi le narrateur, apparaît comme un être hybride, né d'un père anglais qui appartint à l'expédition de Beresford contre Buenos Aires en 1806 et s'installa finalement dans le pays où il épousa une jeune créole. S'embarquant comme matelot, à l'instar de ce père impressionnant et redouté, le jeune homme, en son périple maritime, connaîtra à la fois le Londres de Dickens et, à l'autre extrémité, du globe, les îles antarctiques du cap Horn où deux océans se jettent l'un contre l'autre, et où deux peuples d'inégale puissance vont s'affronter.
Car il ne s'agit plus alors des Indiens pampéens aux raids redoutables, mais des Patagons, les chasseurs de phoques aux grands pieds, qui se déplacent en canoës fragiles, emportant audacieusement avec eux le feu salvateur. Ils se comptaient par milliers à l'arrivée des premiers Européens et il n'en reste à présent que quelques dizaines d'individus. C'est le début de leur débâcle qui nous est ici rapporté, le moment où les éleveurs britanniques de moutons des Malouines-Falkland (c'est tout un) décident de pousser plus au sud encore leur avantage et, sous couvert d'une mission évangélique, de s'installer à l'extrême pointe du continent.
Comment un chef de la tribu des Yamanas sera emmené jusque sur les bords de la Tamise pour y apprendre à chausser des bottes et endosser une redingote ; comment, de retour en son île, contre l'attente de ses éducateurs, il préférera retrouver sa nudité originelle ; comment, mêlé à un soulèvement sanglant contre les colonisateurs, il jouera sa tête dans un procès où le magistrat anglais saura néanmoins faire preuve d'équité ; voilà ce que nous conte le narrateur témoin, revenu en son âge mûr à la maison de son enfance, et oscillant entre deux obédiences, entre un passé d'aventures au service de la Royal Navy et un présent de méditation au milieu d'une plaine aussi vaste que la mer.
Sylvia Iparraguirre ne se contente pas de déplorer l'extinction du peuple indien. Elle plaide aussi implicitement pour une réconciliation des anciens ennemis, pour une Argentine qui se redresse et retrouve le sens de son destin. Puisse l'avenir répondre à cette attente.