Dans la presse

CHARLIE HEBDO

Michel Polac

Le 4 octobre sort un livre important : Le Monde gris, de Galsan Tschinag, chez Métailié, qui a fait connaître ce Mongol avec ce petit chef-d'œuvre, Ciel bleu, une enfance dans le Haut Altaï (en poche en 1999). Le Monde gris est moins séduisant mais beaucoup plus complexe, car il mêle l'étrangeté de la magie ancestrale à la fascination pour un monde moderne de progrès et de raison. L'enfant est arraché à la vie nomade et envoyé dans un collège-caserne dont son frère - qui a foi dans l'avenir radieux - est directeur. Nous sommes sous Staline et on n'y va pas de main morte pour arracher les superstitions et imposer la Raison (une raison). Nous devons subir aujourd'hui le choc en retour : l'ordre marxiste-léniniste comme la logique économique capitaliste ont sous-estimé le pouvoir de l'imaginaire religieux. Dans un monde déshumanisé, le jeune Mongol se raccroche à l'enchantement chamanique.
Galsan Tschinag est un homme complexe qui ne choisit pas un monde contre un autre : il vit aujourd'hui six mois parmi les siens (il ne reste que six mille Touvas) comme chaman, et six mois dans la capitale comme écrivain (c'est un peu la même chose). Enfant, il perd la ronde et maternelle ambiance de la yourte (la tente) et hait le monde cubique où on l'oblige à vivre. Il continue de converser en secret avec les " esprits ", mais il ne peut s'empêcher d'admirer la première radio, le premier camion et tout ce qu'il découvre en apprenant à lire et à écrire : il sera premier de la classe et sera boursier en Allemagne de l'Est. Mais on comprend que la raison soviétique, ce monde gris,
ne puisse le séduire : on ne peut fléchir les stupides fonctionnaires du Parti, alors que, si on les implore, les esprits semblent compatissants. Le chamanisme n'impose aucun dogme contraignant. Ce n'est pas la même histoire en Afghanistan après la chute du communisme : pour les fanatiques, tout progrès est une ruse du diable, même l'art, même la musique. Face à la religion qui convertit en masse, la raison est longue à convaincre. Alors il est plus simple de prêcher à son tour, et allons-y pour le Bien et le Mal et Dieu avec nous.
L'Occident n'est pas un " monde gris ", bien au contraire, c'est un monde quasi psychédélique fluo dont l'hystérie croissante réveille les démons : d'où les sectes et les sorciers en tout genre. Parti comme c'est parti, la Terre ne sera bientôt plus qu'un asile où quelques milliards de fous déchaînés s'entretueront jusqu' à l'extinction finale par pollution.