Dans la presse

LE FIGARO LITTERAIRE

Bruno Corty

"Trois ans après le Marin à l'ancre, chroniques de voyages écrites sous forme de lettres à un ami disparu, le comédien-réalisateur-bourlingueur Bernard Giraudeau revient avec un recueil de cinq textes coiffé d'une épigraphe de Louis Brauquier :
"J'aime les grands cargos arrêtés dans les rades,
Qui ne se mêlent pas à la vie de la ville
Et libèrent le soir des marins éperdus."
Giraudeau et la mer : une histoire d'amour, une romance sans fin. Enfance à La Rochelle, adolescence à bord de la Jeanne d'Arc, puis, plus tard, réalisation du film Les Caprices d'un fleuve, rôle-titre dans Les Marins perdus d'après Jean-Claude Izzo? Homme pressé qui "court pour ne pas tomber", Giraudeau est aussi un excellent observateur. Quelqu'un qui sait accrocher son regard bleu aux décors, embrasser les êtres, deviner les destins, imaginer naufrages et occasions ratées.
Voici, sous sa plume alerte et précise, Hô Chi Minh-Ville, La Rochelle, Brest, Lisbonne, Buenos Aires : des noms magiques et des paravents derrière les quels se consument des histoires d'amour impossibles, d'inutiles sacrifices, des secrets de famille touchants.
Un père et un fils font l'ultime voyage vers l'Indochine. Entre eux, du temps accumulé, des silences lourds, des questions sans réponses. "Comment ôter la rouille sur les mots justes et clairs, sans déchirer, sans faire mal ? Elle est là, la souffrance. Comment marteler sans blessure ? Comment dire sans heurter ?"
Ailleurs, un marin raconteur d'histoires inocule le virus de l'ailleurs, du voyage au long cours, à sa belle-fille. Cette Lise, qu'il surnomme "bébé koala", est comme une flamme : il veut bien s'y réchauffer mais redoute de s'y brûler. "Le marin apprend à se méfier des murmures, des frôlements, des baisers volés et des larmes à la fonte des cœurs au départ des navires. La mer enseigne aux marins des rêves que les ports assassinent."
Giraudeau s'attarde donc sur les hommes à terre. Là où ils sont le plus vulnérable. Dans les villes, les rêves d'horizons lointains, de possible bonheur, s'égratignent et se brisent au contact du réel. Loin de l'eau, les marins tanguent sur le pavé, s'écorchent à la grisaille. Billy est de ceux-là. Sur son bateau, il ne redoute rien. "Il n'aimait pas la violence des hommes, il aimait celle de la mer, sentir que la mort pouvait à tout instant avoir un ultime caprice." Lors d'une escale à Buenos Aires, Billy trompe la mer avec une femme mystérieuse : "Elle ne fumait pas comme les autres phalènes et ne demanda pas à boire. Elle ne battait pas des ailes. Elle était posée, délicate." Comme une lame prête à trancher dans la vie?
Plus loin, Giraudeau évoque Diego l'Angolais, "frère de la nuit", amoureux d'un fantôme cap-verdien. Il raconte la belle histoire de Jeanne et de son Ange, timide marin Breton, à La Rochelle. Il est à l'aise avec ses mots, comme il l'est avec ceux des autres, à la scène ou à l'écran. Il a le sens de la formule mais n'en abuse pas. Ne se regarde pas écrire. Ne répugne pas aux images crues. Ce qui touche le plus dans son univers, c'est une certaine mélancolie. Saudade suintant des ruelles de l'Alfama, dans une Lisbonne qu'il aime et dépeint jusque dans sa saleté, ses bruits, ses odeurs. L'un des narrateurs, double à peine déguisé, dit : "J'aime les errances attentives, les voyages éveillés. Je fouille la terre, derrière les ombres, les murs, au-delà du regard de cette femme qui fixe le temps suspendu."
On est bien dans l'univers de Giraudeau. Comme on l'est chez l'Arturo Pérez-Reverte du Cimetière des bateaux sans nom. Des hommes fiers. Solitaires. Fraternels. Drôles.
Après des chroniques, des nouvelles, des contes pour enfant, un scénario chilien, l'artiste Giraudeau n'a plus qu'un mot à ajouter à sa déjà belle panoplie : roman."