Dans la presse

LE FIGARO

Marie Noëlle Tranchant et Olivier Delcroix

Stanley Kubrick en a rêvé, Steven Spielberg l'a fait. Entre ces deux monstres sacrés du septième art, il y a le grand romancier de science-fiction Brian Aldiss, plus britannique que nature, cheveux grisonnants, teint rose et distance ironique. Il s'étonne lui-même de cette étrange " coquecigrue " qu'est A.I. (Artificial Intelligence), née de plusieurs de ses nouvelles, couvée dix ans par Kubrick et finalement menée à l'éclosion par Spielberg. Après avoir longuement travaillé le sujet avec Aldiss, le metteur en scène
d'Orange mécanique en a fait cadeau à son ami Spielberg. Brian Aldiss a suivi, d'un œil parfois critique, toutes les métamorphoses de son œuvre.

LE FIGARO. - Comment avez-vous rencontré Kubrick ?
Après Barry Lindon, qui est un chef-d'œuvre mais qui a reçu un accueil froid, Stanley s'est demandé quoi faire. Il a décidé de renouer avec la science-fiction. Quand je l'ai rencontré lors d'un repas, j'ai découvert combien il s'y connaissait dans ce domaine. C'était un homme extraordinaire. Nous avions de très longues conversations sur les films. Je lui ai proposé de lire certains de mes livres et les lui ai envoyés. C'est lui qui a choisi la nouvelle Supertoys Last All Summer, écrite en 1969, qui est devenue le corps central d'A.I. au milieu d'autres textes. Je lui ai dit qu'il ne pouvait pas en faire un grand film. Lui prétendait l'inverse. Paradoxalement, nous nous trompions tous les deux : lui en pensant qu'il pouvait le faire et moi en pensant qu'il ne pouvait pas. Tout cela est assez étrange.
Quel est pour vous le vrai sujet d'A.I. ?
L'histoire tourne autour d'un enfant qui, quoi qu'il fasse, ne peut jamais satisfaire sa mère et ne parvient pas à gagner son amour. L'aspect émotionnel est plus important dans cette nouvelle que la dimension de science-fiction. L'androïde David est sans doute une projection de moi-même. Et j'imagine que Kubrick aussi a été un petit garçon comme ça. Il faut une raison profonde pour qu'il ait travaillé dix ans là-dessus.
Pourquoi a-t-il finalement renoncé ?
Il pensait qu'il aurait en quelque sorte un " scoop " s'il pouvait introduire un véritable androïde dans son film. Cela aurait été merveilleux pour lui. Il en a même parlé avec des informaticiens japonais. Mais c'est impossible. Marcher, s'asseoir naturellement, était impossible. Souvenez-vous combien cela a été difficile pour nous, bébés ! Stanley a été tenté d'attendre les progrès de l'image de synthèse. Mais finalement, il a préféré laisser le film à Spielberg, à qui j'ai proposé ensuite deux autres histoires qu'il a utilisées. C'était très inhabituel pour Kubrick de se laisser aller à partager. Il avait senti que le film tournait autour de l'enfance que Spielberg était le cinéaste rêvé pour traiter ce thème. Mais je continue à trouver bizarre que Stanley ait proposé cela. Il était si secret et possessif.
Qu'est-ce qui liait Kubrick à Spielberg ?
Quand j'ai commencé à travailler avec Stanley, il était particulièrement excité par E.T. Il aimait sa façon de mettre en scène le point de vue d'un enfant. C'est quelque chose qu'il avait fait dans Shining.
Qui s'accorde le mieux avec votre vision : Kubrick ou Spielberg ?
Je pense que Kubrick est plus proche de ma vision du monde. Ni lui ni moi ne plaçons d'espoir dans la race humaine.
Que pensez-vous de la version de Spielberg ?
Me permettez-vous de prendre une cigarette avant de vous répondre ? (Rires.) Hum ! Avant tout, il y a beaucoup de bonnes choses, intelligentes dans le film de Spielberg. Mais il a mis trop de sucre dans le vin de Kubrick. Et cette fin, bon sang, elle est horrible ! On la sent échafaudée uniquement pour plaire au public américain. Je n'aime pas l'idée de la Fée bleue, même si je sais qu'elle vient de Kubrick. J'aurais dû me méfier d'un détail lorsque je suis venu travailler avec lui dans son château, dans les années 80. A peine étais-je installé qu'il m'a donné une très belle édition illustrée du Pinocchio de Collodi. J'aurais dû prendre mes jambes à mon cou. Je voulais que Stanley crée quelque chose de futuriste et pas qu'il revienne aux vieux contes de fées. Je pensais qu'il ferait quelque chose comme 2001, l'Odyssée de l'espace. Mais non. Lui voulait que David rencontre la Fée bleue.
Cela ressemble plus à du Spielberg qu'à du Kubrick
Disons que Kubrick a été contaminé par Spielberg ! Mais Spielberg est intelligent, on ne voit pas dans son film une réelle Fée bleue, juste cette statue trouvée sur le parc d'attractions de Cosney Island, qui deviendra une fée virtuelle plus tard dans le film.
Votre travail avec Kubrick se retrouve-t-il dans le film réalisé par Spielberg ?
Oui, en particulier la maison des Swinton est parfaitement recréée selon ma vision. Je décris à peu de chose près les mêmes difficultés pour introduire l'androïde au sein de cette famille. Il y a aussi la scène, tellement douce, où David essaie d'écrire une lettre à sa mère. Dans ce genre de scène, Spielberg est un maître.
Kubrick pensait-il que l'intelligence artificielle détrônerait l'humanité ?
Il croyait vraiment que le monde s'améliorerait s'il ne restait que des machines. Il croyait en cela très fort. Je le répète, Stanley et moi ne nous faisons pas une haute idée de l'humanité.
Et vous, croyez-vous à la possibilité d'une sensibilité artificielle ?
En 1969, je pensais que le cerveau était comme un ordinateur. Maintenant, on sait que c'est faux. Un ordinateur calcule rapidement mais ne fait que cela. La conscience humaine est une combinaison âme/corps. Imaginer, aimer, haïr, nous appartient. Mais l'art peut inventer ce que la science ne crée pas.
L'amour déglingué
Marie-NoëlleTranchant
DAVID (HALEY JOEL OSMENT) n'est pas un enfant comme les autres. Il a vu le jour à la fin du XXIe siècle, à une époque où la technologie permet de créer des robots non seulement capables d'exécuter des tâches pratiques, comme on les connaît déjà, mais aussi d'imiter la vie affective et de reproduire les nuances du sentiment. La société des humains " organiques " est mêlée d'humains " mécaniques " qui leur ressemblent comme des frères.
David est l'un d'eux, et Henry Swinton le rapporte un jour chez lui pour consoler la souffrance et la solitude de sa femme, Monica : leur fils, Martin, est en train de mourir à l'hôpital. Contre toute attente, Martin guérit, et la jalousie grandit entre l'enfant " orga " et l'enfant " méca ", au point que Monica décide de se débarrasser de David. Abandonné à la décharge des robots, David découvre l'étrange univers des mécas envoyés à la casse, qui poursuivent leur vie artificielle hors du contrôle humain. Mais il ne renonce pas à retrouver sa mère, Monica, et à se faire un jour aimer d'elle. Longtemps, longtemps après, dans un New York englouti sous les eaux et conquis par des extraterrestres, son vœu s'accomplira.
A.I. est un bizarre fatras lyrico-métaphysique, dont il est facile de souligner l'incohérence, la nature hybride et l'aspect hétéroclite. On ne peut s'empêcher de songer à ce que Kubrick aurait fait de cette histoire entre cybernétique et conte de fées qui était d'abord son projet, avant qu'il n'y renonce et ne l'offre à Spielberg. Plus ou moins consciemment, on attribue à Kubrick la paternité organique d'une œuvre dont Spielberg a fait un enfant plus
mécanique. Ce blocage de la vision risque de rendre injuste envers Spielberg. Il est vrai que les trois étapes, les trois étages du film, en font un bazar plutôt qu'une fusée. Et que le sentimentalisme de Spielberg tire A.I. vers un dénouement à la fois pompeux et sirupeux qui est franchement indigeste.
Mais il y a aussi, tout au long du film, de fabuleuses trouvailles visuelles, des images poétiques d'une puissante fraîcheur, qui donnent une belle carrière à la rêverie. Dans la détresse espérante du petit David, admirablement du petit David, admirablement interprété par Haley Joel Osment, l'enfant de Sixième Sens, ou dans la foire violente des mécas déglingués, court le thème émouvant et profond d'une création tombée en déshérence, d'un amour en pièces détachées qui cherche pathétiquement son âme et sa source, sous les modélisations caricaturales de l'intelligence.