« J’écris parce que j’ai une mémoire et je la cultive en écrivant… »
C’est cette mémoire qui nous rappelle l’existence d’un autre il septembre en 1973, il y a tout juste 30 ans.
Ce jour-là, le général Pinochet prit le pouvoir au Chili, avec l’aide de la CIA, en assassinant la démocratie et des milliers de citoyens de ce pays. Le président de la République, Salvador Allende, mourut dans le palais de la Moneda bombardé et une répression sanglante s’abattit sur le pays. Luis Sepúlveda en fut victime, comme tant d’autres Chiliens.
Le 16 octobre 1998, Pinochet fut arrêté en Angleterre à la demande du juge espagnol Baltazar Garzôn, puis remis au Chili parce que souffrant de folie.
Luis Sepúlveda a écrit entre l’automne 1998 et 2000 dans différents journaux comme La Reppublica en Italie, El Pais en Espagne, TAZ en Allemagne, Le Monde en France, des textes entre articles politiques, chroniques et littérature, pour évoquer ces événements et leurs conséquences. Tous ces textes explorent la mémoire des vaincus qui ne veulent ni oublier ni pardonner.
Aujourd’hui, pour ce 3ème anniversaire, ce livre est publié simultanément en Grèce, en France, en Italie et au Portugal.
Ce livre est rentré dans la liste des meilleures ventes du Point et du Nouvel Observateur à la 12e place, et à la 7e place du classement de l’Express.
JOURNÉES DE LUTTE
J’étais sur une autoroute italienne quand j’ai appris l’arrestation de
Pinochet et, passé l’instant de joie, je me suis dépêché d’appeler ma compagne. Je voulais entendre sa voix. Je souhaitais qu’elle ne soit pas au courant, que ce soit moi précisément qui lui apprenne cette magnifique nouvelle, mais à peine eut-elle décroché que je perçus sa respiration altérée, son incrédulité, sa satisfaction, les tourbillons de souvenirs qui la ramenaient dans l’enfer de la Villa Grimaldi, à notre jeunesse abrégée d’un coup de griffe.
– On va devoir dresser un monument au juge Garzón, dit-elle d’une voix émue.
– Il y aura de longues journées de lutte pour obtenir qu’on extrade Pinochet en Espagne, répondis-je, et dès que j’eus raccroché, je me souvins que le
11 septembre 1973 nous avions aussi parlé de longues journées de lutte jusqu’à la victoire contre les putschistes et le retour à la normalité démocratique du Chili.
Cette lutte eut bien lieu et elle fut très dure. Pinochet, la droite chilienne et le département d’État américain, dirigé par Henry Kissinger, eurent recours à la cruauté, la torture, les disparitions, l’exil, la mort. Nous n’eûmes que le courage et les victimes.
Et elle fut longue cette lutte, au Chili et en exil. Les camarades de la résistance intérieure ne laissèrent pas un seul jour de répit à la dictature. Tandis que des dirigeants pusillanimes négociaient une sorte de nouveau modèle inspiré du
Guépard, où tout devait changer pour que tout reste pareil, les résistants socialistes, communistes, chrétiens de gauche, du MIR et du Front patriotique Manuel Rodríguez se chargèrent de rappeler au dictateur, pendant seize ans, qu’il affrontait une dignité inspirée du Comte de MonteCristo, dont la devise
Ni oubli ni pardon serait adoptée et maintenue, et ce malgré les efforts claudicants de ceux qui négociaient un retour à la normalité démocratique, retour que le dictateur n’accepta que lorsque, malgré les assassinats et les disparitions systématiques, il se vit affaibli face à un peuple qui résistait.
Pinochet frit arrêté à Londres pendant le mandat d’Eduardo Frei, le deuxième président « démocratique » post-dictature, dont la gestion se caractérisa par le fait de n’avoir pas touché aux atroces lois de la tyrannie et par le maintien de pactes passés avec Pinochet dans le dos du peuple. Il fut alors évident que ce serait le gouvernement chilien lui-même qui défendrait le tyran avec acharnement et s’opposerait à son extradition en Espagne.
Finalement, Pinochet a réussi à berner la justice et il est rentré au Chili glorieux et triomphant. Mais il ne s’attendait pas à ce que l’exemple du juge Garzón fût suivi par d’autres juges chiliens, et ses défenseurs se virent obligés de recourir à la plus misérable des astuces, le déclarer malade mental, fou, pour le soustraire une fois de plus à l’action de la justice.
Sa détention à Londres fut marquée par des journées de lutte inoubliables. Les piquets aux abords de la clinique où il était détenu accomplirent un tenace et infatigable travail d’information qui raviva la solidarité mondiale avec le peuple chilien et sa soif de justice.
Ce livre contient une sélection d’articles écrits pendant ces journées de lutte, ils furent publiés dans des journaux et des revues du monde entier, reproduits sur des milliers de sites Internet, lus dans les radios chiliennes et imprimés en tracts distribués dans les rues de Santiago. Avec Ariel Dorfman, nous avons assumé la responsabilité de répondre aux infamies de la droite chilienne et aux absurdités et mensonges du gouvernement. Nous avons fait de l’agitation, nous avons écrit des articles délibérément dérangeants et subversifs, car la vérité est toujours subversive.
Nous reconnaissons avec amertume que nous n’
avons pas réussi à faire extrader Pinochet en Espagne, où l’attendait un procès équitable, avec toutes les garanties dont ses victimes avaient été privées. Mais je suis sûr que nos articles ont été appréciés par ceux qui ont souffert, par ceux qui souffrent, par ceux qui gardent l’espoir et répètent qu’un autre monde est possible.