Au début des années 90, le gouvernement du Salvador et la guérilla entament des négociations ; Erasmo Aragón, journaliste salvadorien exilé au Mexique, songe à regagner son pays d’origine, ce qui lui permettrait également de planter là sa femme et sa fille qui l’énervent prodigieusement. Dans l’attente du départ, il vit dans un état second, entre les vapeurs de l’alcool et les bouffées d’angoisse, hanté par des souvenirs confus et la peur d’être arrêté à sa descente de l’avion. Souffrant d’une douleur chronique au foie, il consulte don Chente Alvarado, un vieux médecin qui lui prescrit des séances d’hypnose censées le soulager, dont au réveil il ne se rappelle rien.
Paranoïaque, égoïste, velléitaire, le narrateur nous entraîne dans un flot de phrases au bord de la crise de nerfs, de soirées arrosées en lendemains de cuites, obsessionnel jusqu’à la déraison. Avec ce roman brillant, Castellanos Moya continue sa grande exploration de la violence, ici incrustée au plus profond de l’individu, comme si la guerre habitait les corps bien longtemps après la fin des hostilités.
« Ce roman a l’intense vigueur des grandes fictions. » Charles Finch, New York Times
« Il figure parmi les Latino-Américains contemporains les plus singuliers et les plus incisifs. » Michel La Pointe, The Los Angeles Review of Books
« Moya prouve à nouveau qu’il est un maître du roman. » Publisher’s weekly
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Le Rêve du retour, de Castellanos Moya, a été l'une de lectures favorites, recemment : j'y ai retrouvé un sujet qui m'est cher (l'exil et le retour au pays), déjà très bien traité cette année par A. Parra, et une écriture parfaite, ainsi qu'une ironie qui m'a rappelé, étrangement, Roberto Bolano (je croix que les deux hommes étaient amis). La relation qu'entretient le personnage principal avec son médecin, les rumeurs entourant la disparition de ce dernier, le sentiment de peur qui s'empare du narrateur, les secrets enfouis qui peinent à resurgir et sa manière d'utiliser le départ comme une oportunité unique de rompre avec sa femme sont quelques-uns des éléments très intéressants du roman.
Vincent Ladoucette -
Incisif
Dans un hallucinant flot narratif et littéraire et sous une prose inflexible et mordante, Horacio Castellanos Moya explore brillamment les effets de la guerre civile et de la violence incrustés au plus profond d'un homme, Erasmo Aragón, journaliste salvadorien exilé au Mexique, rêvant d'un retour au pays. Remontant les blessures de l'enfance puis les grandes et petites lâchetés de l'âge adulte, il décante le processus qui pousse un homme au bord du précipice, rasant le fil continu de ses peurs et de ses angoisses.
Manuel Hirbec
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"Horacio Castellanos Moya décrit avec talent les affres tragicomiques dans lesquelles plonge Erasmo. Gagné par sa lâcheté, il hésite, s'entête à s'en faire mal." Lire l'article ici
Gilles BiassetteLa Croix -
"Par son humour noir et jouissif, sa liberté de ton enfin, Castellanos Moya marche sur les pas du père du journalisme gonzo, Hunter S. Thompson." Lire l'article ici
Benoît LegembleTransfuge -
"Tournant la peur en ridicule, sur un mode très picaresque, Horacio Castellanos Moya fait de ce retour chez soi plus qu'un long voyage : une exquise épopée." Lire l'article ici
Ariane SingerLe Monde des Livres -
"La virtuosité de l’auteur réside dans sa capacité à mettre en exergue la douce folie de ces personnages principaux pris en tenaille entre une médiocrité du quotidien, le désir de changement et les affres de l’Histoire."
Lire l'article ici.
Blog Le Monde de tran -
"Castellanos Moya fait de l'écriture un typhon, un ouragan ou un déluge, une de ces choses grandioses, presque surnaturelles, à la fois magnifiques et terrifiantes, qui semblent indomptables, et pourtant non. Tout ce qu'on attend de la littérature. Tout ce que sait faire Horacio Castellanos Moya." Lire l'article ici
Martine LavalLe Matricule des anges -
"Une pépite de la rentrée. Un roman, un vrai. Bref. Puissant. Hilarant." Lire l'article ici
Daniel MartinLa Montagne -
"Castellanos Moya que l'on devine sous le narrateur est un nettoyeur de cerveaux; celui de ses personnages, celui du lecteur. Un anthropologue impitoyable des chaos intimes ou géopolitiques." Lire l'article ici et à venir, l'interview ici
Philippe LefaitDes Mots de minuit -
"Ce que n’importe quel auteur mettrait 500 pages à faire ressortir, Horacio le fait sortir en 150 pages. Ce personnage ne cède jamais, il est à la fois toujours tenté par la guérison mais aussi par la dérive. Ce livre est absolument formidable. " Ecouter la chronique ici (à la 35è minute)
Chronique de Daniel MartinFrance Culture "La Dispute", d'Arnaud Laporte -
"Nouvel épisode féroce et obsédant du grand Horacio Castellanos Moya, le soprano de la guerre civile, le Thomas Bernhard du Salvador." Lire l'article ici
Marguerite BauxLui -
"Castellanos Moya montre à nouveau, cette fois avec ironie, les ravages de la violence." Lire l'article ici
Les 15 coups de cœur de la rentréeLe Temps
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C’est seulement au bout de cinq jours sans alcool qui n’avaient diminué en rien mon mal de foie que je me suis décidé à prendre rendez-vous avec le docteur Chente Alvarado, un médecin qui m’avait été recommandé il y a un certain temps par Muñecón, et que je n’avais pas sollicité plus tôt parce que j’espérais que mon médecin préféré finirait par répondre aux appels que je lui avais passés tout au long de la semaine, sans que jamais personne ne décroche, ce qui m’a fait supposer que lui et sa secrétaire étaient partis en vacances. C’est seulement quand une dame a fini par répondre au téléphone pour me dire que ce n’était plus le cabinet du docteur Molins, que le docteur Molins n’avait plus de cabinet puisqu’il était reparti deux mois plus tôt pour sa Catalogne natale – ce qui a redoublé illico ma douleur au foie, suivie de la panique de devoir me faire hospitaliser vu comme je me sentais mal –, c’est seulement alors que je me suis dépêché d’appeler Muñecón, pour qu’il me donne le numéro du docteur Chente Alvarado, que j’ai appelé aussitôt pour lui demander un rendez-vous de toute urgence.
C’est plein de préjugés que j’ai mis le cap cet après-midi-là sur l’immeuble où vivait don Chente, dans la rue San Lorenzo de la colonia Del Valle. Il n’était à mes yeux qu’un médecin allopathe qui allait m’abrutir de cachets dès que j’aurais dit un mot de travers et me faire payer la consultation les yeux de la tête, vu que, selon ce que m’en avait dit Muñecón, don Chente avait été l’un des médecins les plus en vogue auprès de la bourgeoisie salvadorienne avant la guerre civile et qu’il avait dû s’exiler pour avoir osé imprudemment soigner un patient qui s’était révélé être un guérillero.
Je déplorais le départ inopiné de Pico Molins, certain que je ne retrouverais jamais un médecin pareil, un homéopathe qui m’avait ouvert les yeux sur les pièges de la médecine et qui me recevait toujours en dernier, quand il n’y avait plus personne d’autre, pas même la secrétaire, et qu’il pouvait consacrer tout son temps à écouter mes plaintes et à orienter la conversation sur la politique mexicaine, dont il adorait parler avec le plus grand mépris, profitant en plus de ma profession de journaliste pour m’arracher les derniers ragots circulant dans les rédactions, que bien entendu je lui révélais avec enthousiasme, excitant sa curiosité sans fond et sa soif d’analyser la bêtise humaine. Un type merveilleux, ce Pico Molins, qui ne m’avait jamais fait payer aucune consultation, depuis la première fois où j’étais venu le voir sur la recommandation d’un confrère journaliste qui lui avait parlé de l’extrême précarité dans laquelle je vivais, moi qui devais habiter dans un pays étranger pour éviter que mes compatriotes ne me dépècent vivant, comme c’était arrivé à tant d’autres.
Que don Chente avait de l’argent à ne savoir qu’en faire, je l’ai su dès le moment où l’ascenseur m’a débarqué dans un immense vestibule qui était celui de son appartement personnel, ce qui voulait dire que l’étage lui appartenait tout entier, un penthouse en somme, une chose impressionnante compte tenu de la taille de l’immeuble et du fait qu’il était le premier Salvadorien exilé à Mexico parmi ceux que je rencontrais à pouvoir se payer ce genre de luxe, et pas n’importe quel luxe, vu qu’une employée en uniforme m’a reçu dans le vestibule susmentionné, avant de me conduire dans une petite salle d’attente où, m’a-t-elle dit, je devais patienter jusqu’à l’arrivée de don Chente. J’ai dû passer trois minutes dans cette pièce à examiner les somptueuses décorations et à écouter les murmures d’un groupe de femmes sûrement en train de prendre le thé et de jouer à la canasta dans une pièce moins monacale que celle où je me trouvais, avant l’apparition d’un homme d’un certain âge, râblé, la peau mate, les cheveux gris, vêtu d’une chemisette et d’un pantalon sombre, avec des lunettes d’écaille qui lui agrandissaient les yeux, qui m’a salué de façon très formelle : avec douceur et politesse il m’a dit qu’il était ravi et m’a demandé si je voulais bien le suivre, le long d’un couloir d’où à aucun moment je n’ai pu apercevoir les femmes en train de se divertir, en dépit de ma curiosité, tant l’appartement était vaste, un couloir lui aussi décoré avec des goûts de luxe, qui nous a menés dans le bureau de don Chente, qui était en fait une spacieuse bibliothèque ne ressemblant en rien aux salles de consultation que j’avais fréquentées, mis à part les diplômes accrochés au mur derrière le bureau où don Chente s’est installé après m’avoir invité à m’asseoir.
“Que puis-je faire pour vous ?” m’a demandé don Chente tandis que j’observais encore les étagères de livres et que j’examinais les diplômes qui confirmaient que l’homme en face de moi était chirurgien, psychologue et acupuncteur, une diversité de connaissances qui m’a surpris en bien, et qui m’a fait caresser l’espoir que j’étais face à celui qui pouvait complètement guérir le mal qui me rongeait. Mais avant que je commence à lui raconter mes symptômes, et peut-être parce qu’il avait remarqué mon étonnement devant la quantité de livres sur les murs, don Chente m’a dit qu’il n’était officiellement plus en activité, qu’il était à la retraite et que c’était pour cela qu’il n’avait pas de cabinet, que cette pièce était sa bibliothèque où il recevait un patient de temps à autre, un ami, ou un ami d’amis, comme c’était mon cas, puisqu’il me recevait en raison de son amitié avec Muñecón, et parce qu’il avait de bons souvenirs de ma famille paternelle.
“Alors, qu’est-ce qui vous amène…” a-t-il dit sur un petit ton doux, presque timide, en se calant sur sa chaise, les mains jointes devant la bouche, comme s’il s’apprêtait à entendre une confession.
Alors je lui ai dit que j’avais mal à cet endroit précisément en appuyant à la hauteur du foie, depuis environ une semaine, et que la douleur était permanente, au point que je craignais un grave dérèglement hépatique, voire pire encore, puisque dix ans plus tôt j’avais eu de fichues amibes enkystées précisément dans cet organe, qui avait été affaibli ensuite par la quantité de poison que j’avais dû ingérer pour les exterminer, et de plus, ces dernières semaines, il me fallait bien l’avouer, j’avais forcé sur la vodka tonic, et je devais faire face à toute une série de problèmes qui généraient une anxiété permanente.
“Ils sont si graves que ça, ces problèmes ?” a demandé don Chente, en tendant le bras vers son bureau pour y prendre un stylo et un bloc de papier où il a commencé à prendre quelques notes.
Et alors, à ce moment-là, avant de lui révéler mes soucis, je me suis souvenu de ma première visite chez Pico Molins, quelque huit ans plus tôt, quand, inquiet au plus haut point, je lui avais expliqué les douleurs qui affectaient tout mon abdomen, j’étais sûrement à deux doigts d’un ulcère perforé, et tandis que je me plaignais, Pico s’était contenté de se lever pour observer l’iris de mon œil et puis m’avait demandé de tirer la langue, au lieu de m’examiner minutieusement, au lieu de m’envoyer faire des analyses, il s’était contenté de regarder l’iris de mon œil et ma langue, ce qui n’avait fait bien sûr qu’aiguiser les pires soupçons en moi, d’autant qu’il avait enchaîné par une série de questions qui ressemblaient à un quizz pour enfants, comme de savoir si je préférais le froid ou le chaud, la viande ou le poisson, le rouge ou le bleu – c’est vraiment des conneries, avais-je alors pensé –, et pour couronner le tout il m’avait ensuite dit qu’il allait me prescrire quelques gouttes de sulfur 6 ch, une soixantaine au moins, que je devais mélanger dans un bol en étain avec de l’eau pure et dont je devais prendre trois petites cuillères par jour, et zut, moi qui me tordais de douleur et lui qui me parlais de prendre des gouttes…
“Si vous voulez bien, nous en parlerons plus tard”, a dit don Chente en se levant et en me faisant signe de le suivre dans une pièce où il allait m’examiner, une petite salle d’auscultation avec un lit où je me suis retrouvé bientôt allongé, chemise et pantalon déboutonnés, aucun murmure de femmes en train de prendre le thé en jouant à la canasta ne se faisait entendre, et j’attendais que le médecin prenne son stéthoscope pour examiner mon abdomen, mes poumons, ma gorge, mes réflexes et ma tension, comme l’exigeait la procédure normale, et comme ne l’avait pas fait Pico Molins à notre premier rendez-vous, quand il s’était contenté de m’examiner l’iris et la langue, m’avait posé les petites questions suspectes, m’avait prescrit le flacon avec les gouttes de sulfur et m’avait dit que c’était tout, que je ne lui devais rien, sans me donner la moindre explication sur les maux dont je souffrais, ce qui avait tout d’abord provoqué en moi quelques secondes de stupeur, je lui étais reconnaissant parce que la consultation était gratuite mais j’étais surpris du manque d’explications sur ma maladie, jusqu’à ce que je finisse par réagir, en le priant de me révéler l’origine de mes maux, puisque c’était ce que n’importe quel médecin aurait fait normalement, mais Pico Molins était un peu bizarre, à vrai dire, et il s’est contenté de dire que j’avais une gastrite et une colite provoquées par une irritation généralisée de l’appareil digestif, ce qui vu la quantité de rhum que je buvais alors et le stress dont je souffrais était le minimum qui pouvait m’arriver, et que je devais en outre chercher une piscine pour aller nager, ou une autre façon de me détendre si je ne voulais pas terminer avec les tripes en compote.
Plus sûr de moi après l’examen, je me suis assis de nouveau face au bureau de don Chente, son comportement jusqu’alors correspondait aux normes de conduite que l’on peut attendre de son médecin, qu’il s’occupe d’abord du corps avant de passer à la métaphysique, ce qu’il a fait en effet, en insistant pour que je lui raconte mes soucis du moment, sans me donner le moindre diagnostic concernant mes douleurs, mais notant ce qu’il avait trouvé en m’appuyant sur les endroits les plus divers de l’abdomen, et cela m’a poussé à lui révéler que j’étais sur le point de quitter mon travail dans une agence de presse, je n’avais de fait plus que deux ou trois semaines à y passer, et que je me préparais à un changement radical dans ma vie, un retour prochain au Salvador pour y lancer un projet journalistique auquel on m’avait invité à participer et qui m’enthousiasmait beaucoup, compte tenu du fait que les négociations entre le gouvernement et la guérilla avançaient sérieusement et que la paix semblait à portée de la main.
“Vous emmenez votre famille ?” m’a demandé don Chente, en se calant de nouveau sur sa chaise les mains jointes à hauteur de la bouche, le sourcil légèrement froncé, ce qui m’a fait supposer qu’il trouvait ma décision idiote. Je lui ai dit que ma femme et ma fille resteraient à Mexico, qu’il ne s’agissait pas de transformer mon aventure en tragédie, mais qu’une fois que la guerre civile serait terminée, elles aussi prendraient le même chemin. “Et votre épouse, qu’en dit-elle ?” a-t-il demandé, toujours avec ce tact extrême, sans me quitter des yeux, ce à quoi je me suis contenté de répondre, les yeux perdus dans les étagères de livres, qu’elle s’était faite à l’idée, sans mentionner le fait que la relation avec ma femme était en pleine déconfiture, pas à cause du retour, mais parce que cinq années de vie commune étaient suffisantes pour mettre n’importe qui à bout de nerfs, et que mon départ répondait dans une large mesure au besoin de prendre l’indispensable distance permettant de mesurer si cela valait la peine d’essayer de rallumer le petit enfer.
Et alors, au lieu d’en venir à la révélation de l’affection dont je souffrais au foie, que j’appréhendais tellement, et se comportant plutôt comme une réincarnation de Pico Molins vieux, don Chente s’est mis à me poser les mêmes questions infantiles auxquelles j’avais dû répondre la première fois, quand j’étais reparti avec mon flacon de gouttes de soufre, sans y croire une seconde, pour me retrouver sur le zócalo de Coyoacán, sur lequel donnait le cabinet de Pico Molins, en me disant que j’avais perdu mon temps, mais heureusement pas mon argent, en allant consulter cet homéopathe qui ne m’avait même pas ausculté, et qu’il fallait sans tarder que je me mette en quête d’un autre médecin, un médecin allopathe, ce que j’ai fait aussitôt, en payant très cher un spécialiste haut de gamme, et toutes les analyses qu’il m’avait prescrites, pour qu’il m’annonce finalement que je souffrais d’une gastrite et d’une colite provoquées par une inflammation généralisée de l’appareil digestif, exactement ce que le dénommé Pico Molins m’avait diagnostiqué gratis rien qu’en regardant mon iris et ma langue, comme si j’avais du fric à dépenser pour rien, et c’est alors que j’avais décidé de prendre mes gouttes de soufre exactement comme il me l’avait dit, et pas la liste de médicaments hors de prix que le spécialiste avait solennellement couché sur son ordonnance.
Au moment où j’ai supposé que don Chente en avait fini avec ses petites questions du style, est-ce que je préférais les boissons chaudes ou froides, j’en ai profité pour lui dire que des années auparavant un médecin homéopathe m’avait soumis au même type de questionnaire, mais que d’après les diplômes que je voyais sur les murs, lui était chirurgien, acupuncteur et psychologue, et pas homéopathe, ce à quoi don Chente m’a répondu que, à près de soixante-dix ans, il était un étudiant assidu en dernière année d’homéopathie à l’Institut polytechnique national, qui était le seul endroit où mener ce type d’études, et que c’était un merveilleux domaine de connaissances, qui n’avait rien à envier aux autres domaines qu’il avait étudiés, révélation qui m’a amené à me dire que ce petit vieux était une véritable boîte de Pandore et qu’il serait pour moi un aussi bon médecin que Pico Molins qui avait disparu dans la nature. Mais j’ai dû arrêter là mes élucubrations parce que, sans me laisser le temps de respirer et à brûle-pourpoint, don Chente s’est lancé dans un autre interrogatoire en lien avec mes parents, mes grands-parents, et les circonstances dans lesquelles s’étaient déroulées les premières années de mon existence, choses que Pico Molins dans mon souvenir ne m’avait pas demandées, un interrogatoire mené de façon très prudente mais où je me suis retrouvé rapidement à lui raconter que j’avais passé les premières années de ma vie avec mes grands-parents maternels et que ma grand-mère était, à n’en point douter, une femme stricte qui aimait l’ordre, traditionnelle à tous points de vue, qui dans mes premières années m’avait élevé d’après ces critères, bien sûr, une femme, de plus, qui détestait par-dessus tout mon père et qui n’avait jamais cessé de parler de lui de façon péjorative, même quand il avait été assassiné. “Quel âge aviez-vous alors ?” a demandé don Chente sans cesser de prendre des notes. Je lui ai dit que j’avais onze ans et que pour cette raison j’avais très peu de souvenirs de lui, qu’il avait été tué au cours d’un obscur incident survenu avant le coup d’État de 1972. “Je m’en souviens”, a murmuré don Chente qui, s’il était ami de Muñecón, devait connaître des détails sur cet événement, à propos duquel il ne m’a pas demandé plus de précisions, ce qui l’intéressait c’était ce qui survivait dans ma mémoire psychique et émotionnelle, c’étaient ses termes, concernant la relation avec mon père, et pas ce qu’avaient publié les journaux là-dessus.
Anxieux comme je le suis, même si cela se remarque à peine, j’ai refusé de poursuivre cette conversation sur ma vie familiale si don Chente ne me révélait pas quelle était l’origine de la douleur dont je souffrais au foie, si cet organe était trop enflammé et rongé par l’alcool et par mon ancienne maladie, ou s’il allait me prescrire un remède qui me guérirait rapidement. Don Chente a accueilli ma question par un long silence, en se calant de nouveau sur sa chaise, avec un visage de circonstance qui m’a fait craindre le pire, et il m’a dit alors : “Vous n’avez rien au foie.” J’atteste que je suis resté sans voix, parce que c’était précisément cet organe qui me faisait mal, et je n’ai pas eu le temps de réagir et de lui demander les causes de la douleur aiguë qui me déchirait le côté, car don Chente a dit :
“Laissez-moi vous raconter une histoire pour vous faire comprendre.” Et le vieux s’est lancé alors dans un récit auquel je n’ai pas prêté grande attention au début, absorbé que j’étais dans mes craintes, mais qui a fini par m’embarquer, malgré la voix basse et monotone de don Chente et son langage extrêmement châtié.
“Les différentes étapes vécues par l’homme au long de son évolution durant des millénaires, chaque être humain les revit en dimension très réduite tout au long de sa vie. Avant les grandes glaciations, de même que les autres mammifères, l’homme ne contrôlait pas ses sphincters : il errait dans la nature et vidait n’importe où sa vessie et ses intestins chaque fois qu’ils étaient pleins. Les grandes glaciations ont mené au grand changement de civilisation. En s’abritant dans des cavernes et en se voyant forcé à une vie sédentaire, l’homme a découvert qu’il n’aimait pas déféquer et uriner au même endroit que là où il dormait, et il a commencé à contrôler ses sphincters et à exiger des autres qu’ils fassent de même – c’est bien pour cela que la meilleure façon d’éduquer un chiot à contrôler ses sphincters, c’est de le faire dormir à l’endroit où il a fait ses besoins… De là date aussi le premier moment où l’homme a connu cette émotion que nous appelons à présent angoisse et qui consiste à devoir choisir entre deux options : ou satisfaire son instinct d’évacuer à l’endroit même où il se trouve, avec pour conséquence que les excréments resteront à côté du lit, comme nous dirions aujourd’hui, ou contrôler ses sphincters et aller évacuer loin de l’endroit où il dort. Tout ce processus expérimenté par l’humanité durant des milliers d’années, chaque être humain le vit durant les deux ou trois premières années de sa vie. Vous me comprenez ? Quand un enfant est éduqué au contrôle de ses sphincters, il est confronté pour la première fois à l’angoisse ; ou il satisfait son instinct de faire ses besoins au moment où ses poches se remplissent, ou il satisfait ses parents et contrôle ses sphincters selon leurs exigences. L’angoisse et le contrôle des sphincters sont étroitement liés. Si un enfant est élevé selon des méthodes strictes et réprimé à ce moment, son angoisse tout au long de sa vie se portera sur le sphincter et donc sur le côlon. Et lorsque, adulte, il devra choisir entre deux options, il sentira de l’angoisse et cette angoisse lui fera resserrer le sphincter et tendre le côlon. C’est l’origine de la colite nerveuse, un mal dont souffrent la majorité des humains, même s’ils ne s’en rendent pas compte. C’est le mal dont vous souffrez.”
L’histoire racontée par don Chente m’avait tellement fasciné que j’en ai oublié pour un moment la douleur au foie, en me disant que cela faisait très longtemps que quelqu’un ne m’avait pas appris quelque chose de façon aussi simple et profonde à propos d’un thème qui concerne tout le monde, tellement fasciné que j’ai su aussitôt que cette histoire ferait désormais partie de mon répertoire d’anecdotes, et qu’au moindre prétexte je la ressortirais à qui voudrait l’entendre, jusqu’à ce que je me ressaisisse brutalement en me rendant compte que ce n’était pas le côlon qui me faisait mal mais le foie, ainsi que je l’avais indiqué à don Chente, et j’ai demandé alors une explication à ce sujet. “Votre côlon est tellement sous tension qu’il effleure la membrane du foie et c’est pour cette raison que la gêne se manifeste à cet endroit”, m’a expliqué don Chente avant de me dire que le mieux pour la colite nerveuse, ce n’étaient pas les médicaments allopathes, mais l’acupuncture, qui visait précisément le système nerveux, et que si j’y étais disposé, il me soumettrait volontiers à un traitement avec des aiguilles dans deux jours, ce à quoi j’ai répondu bien sûr, alors que de ma vie je n’avais jamais été traité par l’acupuncture.
Don Chente a indiqué en se levant que la consultation était terminée et dit qu’il allait me raccompagner à l’ascenseur, et je me suis dépêché de lui demander combien je lui devais, avec un léger espoir, vu que je m’étais habitué à ne pas payer pour me faire soigner, et c’était ma chance parce que don Chente m’a répondu que je ne devais rien, qu’il m’avait déjà expliqué qu’il était à la retraite, et que s’il m’avait examiné, c’était uniquement en raison de son amitié pour mon oncle, Muñecón, et de l’affection qu’il portait à ma famille paternelle, surtout à mes grands-parents Pericles et Haydée, m’a-t-il redit tandis que nous reprenions le couloir où je n’entendais plus les murmures des femmes qui avaient sûrement fini leur thé et leur partie de canasta.