Publication : 06/03/2008
Pages : 448
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-644-2

Nous combattrons l'ombre

Lidia JORGE

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22 €
Titre original : Combatiremos a Sombra
Langue originale : Portugais
Traduit par : Geneviève Leibrich
Prix
  • Prix Charles Brisset - 2009

Ce livre a reçu dès sa sortie le Grand Prix de la Société des Auteurs Portugais.

La nuit du passage à l’an 2000 va changer toute la vie d’Osvaldo, le psychanalyste, qui se définit comme un simple déchiffreur d’histoires. Autour de lui, la réalité commence à se modifier, comme les histoires que lui racontent ses patients dans le silence de son bureau. Cette nuit-là il perd sa femme mais en rencontre une autre, et sa “patiente magnifique, la visiteuse du soir”, se prépare à lui révéler un secret qui va le placer devant une réalité clandestine aux répercutions incalculables.
Ce roman inquiétant nous plonge dans la vie intérieure d’Osvaldo, confronté à un combat qui le dépasse. Le lecteur, placé à un point d’observation unique, partage cette tension psychologique, sous la conduite d’une romancière qui nous a toujours montré qu’il n’existe rien de plus réel que l’onirique et rien de plus fantastique que le réel. Le titre n’est pas une incitation militante à combattre les ombres de la société moderne mais le constat de l’ironie qu’il y a dans l’impossibilité d’atteindre les auteurs du mal et de ne pouvoir combattre que leur ombre. Les crimes dont parle ce roman sont l’un des ingrédients de la grande tromperie qui constitue nos sociétés et que révèlent les rêves du psychanalyste. C’est un roman sur le risque de vivre pour l’homme ordinaire face au monde totalitaire que la modernité est en train de créer.

  • Un roman puissant, d’une grande finesse psychologique, qui montre les travers de la société contemporaine et ne peut laisser le lecteur indifférent.(Page des libraires)

    Sandrine Maliver-Perrin
  • , Arnaud Laporte, Vendredi 21 mars 12h-13h30
    Tout arrive
    FRANCE CULTURE

  • « Lídia Jorge, l'une des figures de proue de la littérature portugaise d'aujourd'hui, brosse le portrait troublant d'un homme en crise. Le roman est aussi une dénonciation de la névrose du monde. »
    Alain Favarger
    LA LIBERTE

  • « Lídia Jorge, romancière portugaise qui publie Nous combattrons l'ombre, septième roman paru chez Métailié, superbement traduit par Geneviève Leibrich, possède à un degré diabolique l'art de plonger le lecteur dans une tension qui, d'abord imperceptible, va croissant. »

    Eléonore Sulser
    LE TEMPS

  • « Lidia Jorge, romancière confirmée – Nous combattrons l’ombre est son huitième roman traduit en français -, lui donne la grandeur d’une saine obsession. Du genre qui procure à un homme une raison de vivre. Et de mourir. »

    Pierre Maury
    LE SOIR

  • « Intime, captivant et charnel, le style de Lídia Jorge sème sur son passage angoisses et obsessions qui tissent la tension psychologique du roman. Chez elle, rien n’est plus réel que le rêve et rien n’est plus fantastique que le réel ; nous ne combattons que des ombres. »

    Raphaëlle Desjoyaux
    LE PROGRES

  • « Entre rêve et réalité, le lecteur baigne dans l'inquiétude tout au long de ce roman sous tension qui oppose l'homme ordinaire et la grande machine totalitaire de nos sociétés modernes. »

    Marie Laborie
    SUD OUEST

  • « Lídia Jorge est une voix majeure dans la littérature portugaise contemporaine et pourrait bien être bientôt nobélisable, une des reines, avec Agustina Bessa-Luis, de la littérature portugaise contemporaine. »

    Daniel Walther
    LE MAGAZINE DES LIVRES

  • « Le charme troublant de son dernier roman réside dans cette ambiguïté : ce sont les mots qui creusent la dépression des êtres, ce sont eux, dans cet hymne enivrant à la mystification, qui, parfois, l’apaisent. »

    Sandrine Fillipetti
    LE MAGAZINE LITTERAIRE

  • « Lidia Jorge est intarissable, et sa prose crépusculaire nous envoûte. »

    André Clavel
    LIRE

  • « Derrière le cynisme, l'humour noir n'est jamais loin et la tendresse qu'elle éprouve pour ses personnages, est d'autant plus communicative qu'ils nous ressemblent étonnamment. »

    B. Arvet
    LA SEMAINE

  • « La portugaise Lidia Jorge démontre une fois de plus ses talents de connaisseuse de l'âme humaine. Une lucidité et une profondeur garnis d'un humour subtil. »

    Fabienne Jacob
    IMPACT MEDECINE

  • « Par l'intermédiaire d'un personnage de psychanalyste confronté aux révélations de ses patients, Lídia Jorge explore, dans son dernier roman, la part d'ombre de la société portugaise. »

    Manuel Maria Carrilho
    COURRIER INTERNATIONAL

  • « A travers le personnage central d’Osvaldo Campos Lidia Jorge met l’analyste au service de la rigueur morale et du souci de justice. Le petit homme en gabardine devient un héros foudroyé. »

    Jacques Fressard
    LA QUINZAINE LITTERAIRE

  • « Ce nouveau roman, plus ludique et plus léger, parcourt les méandres cérébraux du héros à petites foulées endurantes. »

    Marine Landrot
    TELERAMA

  • « Un roman touffu qui met en scène un psychanalyste dont la vie bascule dans le roman noir. »

    Véronique Rossignol
    LIVRES HEBDO

  • « Nous combattrons l'ombre est un grand roman en "ique": philosophique, politique, onirique. Et ironique. Car il y a du réjouissant dans cette salve de folie contemporaine qui ressemble à de la générosité. »

    Isabelle Lortholary
    ELLE

  • « La grande romancière portugaise nous entraîne dans une enquête échevelée menée de main de maître par un psychalyste amoureux. »

    Astrid Eliard
    LE FIGARO LITTERAIRE

  • « Lidia Jorge nous donne un roman surprenant, où le regard critique sur l'évolution du Portugal, et des sociétés européennes, est toujours aussi acéré, tout en restant farouchement humaniste. Un texte où le jeu entre vérité et mensonge implique la littérature elle-même. »

    Alain Nicolas
    L’HUMANITE
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=gGuTLEoKjiM&hl=en&w=420&h=336]

LES DEUX SMOKINGS

Nous devrions rire de la fragilité de la mémoire ou pour le moins sourire des ruses auxquelles l’oubli a recours. En effet, maintenant que trois ans se sont écoulés depuis l’avènement du nouveau millénaire, si on nous demandait ce qui s’était passé lors de cette nuit que nous avions tenue alors pour mémorable, il ne nous viendrait guère à l’esprit autre chose que l’image sidérale d’un feu d’artifice retombant au-dessus de l’estuaire d’un fleuve comme une pluie d’étoiles. Et pourtant les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi.
J’évoquerai en l’occurrence le moment où Osvaldo Cam­pos commença à remonter l’avenue de Santa Pul­quéria sous les arbres échevelés de l’hiver. Tout semblait tranquille. Les êtres épris de paix diraient qu’un état de grâce avait imprégné les nuages sombres et les actions humaines. Le matin, les enfants des écoles primaires avaient monté une chorégraphie sur la place de l’Empire, chaque écolier portait un chiffre en haut de son bonnet, dessinant ainsi des dizaines et des dizaines de 2001 pendant que, leurs petits bras levés, ils avançaient en direction d’une muraille de toile sur laquelle on pouvait lire le mot Avenir. Les services météorologiques avaient prévu du mauvais temps et, malgré l’averse qui semblait sur le point de s’abattre du ciel à chaque instant, pas une goutte n’était tombée. Pendant ce temps, un homme euphorique qui marchait derrière les enfants annonçait la fin des préceptes de Machiavel et déclarait qu’il était urgent de réécrire Le Prince en recourant exclusi­vement à l’abécédaire de la bonté et du respect mutuel. Alors, sept plus sept parmi ces enfants avaient offert au fleuve gris et aux mouettes leur dos minuscule sur lequel était écrit NOUS SERONS HEUREUX. Ce fut un moment d’émotion pour les yeux. Osvaldo Campos n’y avait pas assisté, il était psychanalyste et vivait plongé dans d’autres vies. Mais ce n’est pas parce qu’on ignore ce qui nous concerne qu’on cesse de faire partie de l’inconnu.


Il avait garé sa voiture comme d’habitude en bordure du Jardin de Santos et il cheminait sur un tapis de feuilles mortes qui assourdissait le bruit de ses pas tandis qu’il avançait sous les branches dénudées des tilleuls. Et contrai­rement à ce qui se passait dans les rêves de ses patients où, impalpable, son corps surgissait délivré de toute pesanteur dans un espace onirique sans contours ni obstacles, en cette fin d’après-midi le profes­seur Campos, comme il était connu dans son milieu, marchait chargé d’objets et sa silhouette collait aux pavés de la chaussée sous un amon­cellement de paquets véritablement indécent. S’il s’était agi d’un jour banal dans un calendrier ordinaire, un regard impartial aurait qualifié cet homme de légèrement ridicule. Un ridicule provenant du fait qu’il se laissait surprendre en train de se colleter avec une charge excessive et inutile, devenue obscène en raison du caractère privé d’objets qu’il exhibait publiquement. Une exagération qui l’intégrait involontairement à la marche qui avait eu lieu le matin en direction de la muraille en drap où était écrit le mot Avenir.
Mais s’il faut en revenir au point où tout a commencé, il conviendra alors de dire qu’au bras droit d’Osvaldo Campos était suspendu un sac d’où sortaient des livres et des semelles de souliers, sans parler de l’habituel porte-documents rebondi et de l’ordinateur dans une serviette d’où pendaient plusieurs liasses de journaux mal repliés. Son épaule gauche soutenait un emballage en plastique abritant un smoking et une chemise blanche accrochée à son cintre, comme si tout cela sortait de la teinturerie dans le seul but d’être exposé sur son dos. Osvaldo Campos avançait d’un pas pressé sous son chargement asy­métrique qui provoquait une claudication inappropriée chez un homme sain dans un espace public. Bien qu’il ne fût pas seul à faire montre de cette espèce de laisser-aller propre aux courses de dernière minute. Bien au contraire. Deux gamins marchaient sur le trottoir en tenant des bouquets de fleurs si gigantesques qu’ils leur cachaient le visage et entra­vaient leurs petits pas courts. Leur jeune mère, elle, portait dans les bras un immense carton de pâtisserie orné d’un ruban et d’un nœud qu’elle maintenait en équilibre avec beaucoup de soin comme s’il s’agissait de son fils préféré. De l’autre côté de la rue, le propriétaire du snack-bar Andorinha jetait dans le massif au pied d’un arbre centenaire deux seaux d’eau pleins d’écume, contrairement à tous les règlements. Dans le ciel, un avion en provenance de l’Afrique s’engageait dans un couloir inusité et se diri­geait en tonitruant vers le toit du Parlement comme si c’était là sa destination. Et la personne qui aurait regardé le fleuve au même moment aurait pu voir le paquebot Berganza jeter l’ancre le long du quai le plus proche de la place, juste devant le périmètre où retomberait deux heures plus tard la copieuse pluie d’étoiles dessinée par le feu d’artifice.
Osvaldo Campos pensa : “Il se fait tard…”
Et il se mit à remonter plus vite l’avenue en s’appuyant sur sa jambe gauche, la droite étant raidie par les sacs incom­modes. Il ne se rendait même pas compte que devant la porte du 75 par laquelle il allait entrer il y avait des places libres où il aurait pu garer sa voiture. Il n’avait pas eu le temps de se dire que l’annonce des heures de fêtes avait modifié comme l’année précédente la logique du stationnement des véhicules, il ne s’était pas non plus aperçu que les réverbères à la hauteur des tilleuls étaient déjà allumés. Mais la précipitation d’Osvaldo Campos avait un sens ou du moins une justification, car il transportait dans son Toshiba la première mouture d’un texte qu’il avait l’intention de terminer avant la fin du jour, après six mois d’atermoiements et de promesses, et le reste de la soirée pour laquelle il avait établi des limites de départ et d’arrivée dépendait de l’heure à laquelle il terminerait l’article. Et, en attendant, le respect de ces délais n’était pas une mince affaire.

Le matin, il avait même songé à renoncer.

Le psychanalyste savait que bien qu’il disposât de trois volumes d’essais publiés, il était davantage une oreille qui écoute qu’une main qui écrit et ne cachait nullement qu’il ressentait cela comme un handicap. Encore que dans ce cas précis il se rendît compte que la tâche lui serait plus facile. L’article devait être publié dans une revue spécialisée et, à la question provocatrice censée constituer le thème du dossier central du numéro de février, “Combien pèse une âme ?”, le directeur de la publication avait suggéré à Osvaldo d’ajou­ter un sous-titre simplificateur : “Un praticien répond”. Un che­min de traverse qui lui permettrait de sortir de l’impasse. Le directeur lui avait parlé de cette possibilité deux jours plus tôt, insistant sur son désir d’avoir comme collaborateur une parole aussi particulière que la sienne, alléguant l’importance de faire valoir le point de vue d’un homme devenu un psychanalyste-culte dans certains milieux, espérant que cela l’intéressait et qu’il pourrait le publier. Lui, Rui Nunes, directeur de la revue, était disposé à attendre encore un peu. Pensant à cette série de conces­sions et de prorogations successives de la date butoir, Osvaldo Campos avait décidé de consacrer le dimanche à l’accomplissement de son devoir. Mais la journée avait été fertile en aléas. Le matin, Maria Cristina lui avait demandé de conduire son père au gymnase et après le déjeuner elle lui avait confié quantité d’achats qu’il avait entassés dans la cuisine, l’œil fixé sur la pendule. Puis il avait décidé que, quoi qu’il lui en coûtât, il écrirait l’article.
Sa femme lui demanda :
–Tu vas encore sortir cet après-midi ?
–Oui.

Ils occupaient alors deux étages de la Résidence Barros, une rangée rectangulaire de villas donnant sur une cour transformée en jardin et, au milieu de cet enchevêtrement végétal soigné avec amour, même les arbres à feuillage persis­tant envoyaient des ombres paisibles à travers les vitres. La piscine était un lac au milieu de filaos. Quand Osvaldo Campos avait pris sa décision, il était quatre heures de l’après-midi. Il regardait autour de lui et voyait la maison envahie de décora­tions, d’objets luisants et de cristaux, de tables juponnées jusqu’à terre, le salon entier dont le plafond reposait sur des colonnes revêtues de marbre étincelait comme un lieu public un jour de parade. Les vêtements de fête étaient accrochés à des cintres, dans le garage les voitures avaient été lavées, les heures et les rendez-vous avaient été fixés et, comme si une promesse de douceur s’était répandue dans la maison, des bonbons brillaient sur les plateaux. Une semaine plus tôt, lui-même avait contribué à l’édification de cet équilibre. Pour­tant, en cet instant, Osvaldo n’avait pas besoin de cet ordre et cet ordre n’avait pas besoin de lui. Il disposait de la dernière partie de l’après-midi, il s’était mis à bourrer sa serviette de papiers et de journaux et s’apprêtait à tenir sa promesse. Le plus naturellement du monde. Si bien qu’au début Maria Cristina avait cru qu’Osvaldo sortait pour ne plus rentrer à la maison et cela ne l’avait pas surprise. Elle était habituée. De toute façon ils devaient se retrouver à l’hôtel du Guincho à dix heures. Qu’il y soit un peu plus tôt, car la plupart des gens arriveraient à dix heures. Elle-même serait là-bas vers dix heures et quart. Et elle lui avait même indiqué l’autoroute qu’il devait prendre, les directions, les déviations et les rac­cour­cis, au cas où il rencontrerait des problèmes de circulation, et tout en parlant elle lui avait tendu le smoking, les souliers vernis qu’il n’avait même pas essayés, la chemise et le nœud papillon en soie avec son agrafe, lui faisant d’innombrables recommandations, mais quand elle s’était aperçue qu’Osvaldo avait un article à finir, elle s’était sentie agressée. Elle s’était révoltée.
–Comment ça, Osvaldo ?
Elle avait du mal à croire qu’un dimanche après-midi, le dernier jour de l’année, sans compter que c’était le dernier du millénaire, Osvaldo aille se réfugier dans son cabinet de consultation pour rédiger un article alors qu’il savait très bien que ses téléphones ne le lâcheraient pas et que lui-même ne les lâcherait pas. Et l’indignation dans sa voix avait enflé jusqu’à ce qu’elle finisse par dire : “À d’autres, Osvaldo, tu n’écriras pas le moindre article, tu resteras accroché à ta batterie de téléphones en attendant qu’on veuille bien t’appeler…” Au milieu du salon, l’occupant tout entier jusqu’aux piliers, Maria Cristina se désespérait : “J’ai compris, Osvaldo, tu n’arriveras à l’hôtel ni à dix heures, ni à onze heures, ni à minuit, ni à deux heures du matin, ni à trois. Tu n’arriveras jamais…” Et elle s’était mise à lui retirer des mains la tenue qu’elle avait préparée la veille, chacun tirant de son côté vêtements et sacs. C’était une scène ancienne qui se reproduisait de temps à autre. Ensuite, ils avaient discuté en haussant le ton. Et comme Osvaldo lui avait dit qu’il avait l’intention de l’appeler dans l’après-midi, Maria Cristina lui avait demandé de ne pas lui téléphoner, de ne pas mentir, de ne pas dire comme il en avait l’habitude qu’il était déjà en route alors qu’il n’avait même pas encore quitté son bureau, elle ne pren­drait pas son portable avec elle, il ne tenait pas dans le réticule en argent qu’elle comptait arborer ce soir-là. D’ailleurs, en ce qui concernait Osvaldo, elle mettait une croix sur ce jour-là et ce soir-là.
Et, passablement hors d’elle, elle hurlait et tentait encore de lui retirer le smoking des mains :
–Va, va-t’en, ce n’est pas mon problème, c’est le tien. Va, disparais de ma vie…
–Eh bien, oui, je disparais.

Osvaldo Campos dirait par la suite qu’en cet instant les yeux de Maria Cristina étincelaient de rage. Lui-même avait éprouvé un vif dépit contre elle à cause de son indifférence aux exigences de son travail et il avait claqué la porte à son tour, traversant le jardin de la résidence sans regarder derrière lui, smoking à l’épaule, croulant sous sa serviette et les sacs. Mais la situation avait pris une tour­nure différente tandis qu’il se dirigeait vers Santos. Osvaldo était psychanalyste, il avait l’habitude de tourner autour des problèmes, il parviendrait bientôt à la conclusion que c’était lui qui avait un problème et il se promit de sur­prendre Maria Cristina en arrivant à l’avance à l’hôtel du Guincho. En remontant l’avenue de Santa Pulquéria, chargé de son barda, il ne pensait qu’à la façon de se débarrasser de cet article “Combien pèse une âme ? Un praticien répond”, de façon à offrir cette joie à Maria Cristina qui serait là-bas avec sa coiffure parfaite, sa robe et ses souliers aux mille lanières impeccables, cet univers qui la plongeait depuis plus de quinze jours dans une activité magnifique. Maria Cristina était la fille de l’antiquaire Folgado et elle gérait les maisons de son père. C’était une femme élégante, habituée aux secrets des meubles, des bois et des métaux, à leurs pertes et profits au fil du temps, et il avait donc du mal à accepter qu’elle puisse placer au centre de sa vie des gestes et des objets liés à des célébrations futiles et cela avec une complaisance puérile qui le déroutait.
Qu’était donc l’avènement d’un nouveau millénaire ? Très peu de chose, à y bien réfléchir, juste un solstice sur l’orbite de la terre et un calcul arbitraire dans la séquence de l’Histoire. Une façon comme une autre de célébrer une soumission pri­mitive des hommes au rythme d’astres inaccessibles. De plus, chaque culture avait ses ères et ses millénaires, associés la plupart du temps à des substrats parfaitement risibles. Et pour­tant, aux yeux de Maria Cris­tina, il s’agissait d’un moment unique dont elle attendait beaucoup. Énormément. Dans son esprit, les moments de ce genre servaient à réunir les gens autour de tables, à enfiler des vêtements neufs et de nouvelles parures, et tout ce remue-ménage finissait en vidéos et en albums remplis de photos. D’après ce qu’elle disait, ils ser­vaient surtout à faire rire les gens et à les rendre heureux. Et ce dernier aspect était le seul qui le touchait de près. D’ailleurs, la gaieté de Maria Cristina était l’aspect de son tempérament qui l’attirait le plus et qui la rendait indispensable. Dans les cercles les plus proches circulaient nombre de rumeurs sans fonde­ment, mais le fait est qu’il ne s’était pas retrouvé dans le salon hypostyle de M. Folgado à cause de ses revête­ments de marbre. Bien au contraire. Il avait fini par épouser Maria Cristina pour une bonne raison, celle qui ne s’explique pas et qui réunit pourtant sur l’oreiller des gens qui ne sont jamais vus. Les vraies raisons. Mais par-delà toutes ces raisons, les avouables et les inavouables, il y avait le rire de Maria Cristina. Son rire légèrement rauque, éraillé. Pour­quoi avaient-ils cessé de s’entendre ? Quoi qu’il en soit, il s’était juré à lui-même qu’il respecterait l’horaire. Ce qui expliquait qu’il avait hâte de franchir la première étape, pour atteindre la deuxième et arriver à l’heure dite au Grand Hôtel du Guincho. Osvaldo n’avait même pas remarqué que les tilleuls étaient complè­tement dénudés et il ne s’était pas aperçu non plus du vacarme qui précédait l’heure de la pause. En remontant l’avenue de Santa Pulquéria, son esprit était habité par ces deux objectifs : “Tu verras, Maria Cristina, tu verras que tu te trompes…”

Puis il était entré dans l’immeuble Goldoni, au 75 de l’avenue, sur la porte duquel figurait son nom – Osvaldo Campos, Psychanalyste de l’École de Louvain – au centre d’une plaque. Après être entré, il avait appelé l’ascenseur et le vieux Schindler à la cabine ouverte était descendu.
Je reconnais donc que tout se serait passé de la façon suivante. Lorsque Osvaldo Campos atteignit le cinquième étage, à peine mit-il le pied hors de l’ascenseur qu’il entendit les deux téléphones dans son cabinet de consultation sonner en même temps. Son portable aussi vibrait de nouveau dans sa poche. C’était normal. Le psychanalyste savait très bien que les jours de grande ferveur collective la vie de chacun gagne en puissance, les circonstances individuelles changent d’échelle et de configuration, les dépressifs deviennent plus dépressifs, les phobiques plus intraitables, les obsessionnels plus maniaques, les hystériques plus acrimonieux, les euphoriques plus grandi­loquents, tout comme dans un autre ordre d’idées les pauvres se sentent plus pauvres et les gens aisés plus riches, les ambitieux plus emphatiques. Que ferait-il donc ? Allait-il répondre ? Ne pas répondre ? Il regarda sa montre, les chiffres apparaissaient et disparaissaient les uns après les autres en direction de six heures et il pensa : “Je suis en retard, cette fois je ne répondrai à personne, pas même à Lázaro Catembe…” Car c’était la voix sonore de ce patient, ses nasales abrégées, marquées par une cadence dansante, qui emplissaient en cet instant le vestibule du cabinet dans lequel il venait tout juste d’entrer. Comme si cet homme était là en personne, il l’entendait dire : “Docteur, le bus 104 arrive, il roule dans ma direction, il a pas de chauffeur…
Osvaldo était immobile près de l’entrée et écoutait. Il savait très bien de quoi il retournait. La situation se répétait semaine après semaine. Lázaro Catembe présentait la particularité de ne pas voir les chauffeurs de la même couleur que lui. Il s’agissait d’une sorte de cécité sélective, d’une forme de dénégation du regard dont il avait été atteint jadis. Le patient s’attendait à ce qu’il lui réponde. Mais Osvaldo Campos n’organisait pas trois séances d’analyse par semaine dans son cabinet pour aider ensuite son patient à monter dans un autobus en lui parlant au téléphone comme s’il était membre de SOS Amitié. Il fallait établir une distinction. Son travail portait sur l’origine de cette cécité et non pas sur les circonstances précises dans lesquelles son patient trébuchait dans une zone de ténèbres. Sa fonction ne s’exerçait pas dans le domaine des symptômes concrets, elle concernait le fond des causes et avait pour objectif d’encou­rager la révolte contre elles. Et c’était un travail lent, c’était comme refaire la vie en imitant de façon logique son processus naturel, illogique par définition. Pourtant, placé devant un autobus conduit dans ces conditions, il suffisait à Lázaro Catembe d’entendre la voix de son psychanalyste à l’autre bout du fil pour s’avancer vers le véhicule, y monter avec les autres passa­gers, s’abandonner au roulement du bus et rentrer chez lui sans encombre. Pensant à cet effet immédiat, Osvaldo Campos cédait parfois, contrairement aux règles. Cette capitu­lation avait déjà eu lieu cinq ou six fois depuis que Lázaro était son patient. Cependant, il ne céderait pas cette fois, il ne mènerait pas Maria Cristina en bateau, il la respectait assez pour lui réserver le temps nécessaire en ce dernier jour de l’année. Mais la voix de l’homme sortait de l’appareil et emplissait le vestibule : “C’est moi, Lázaro. Voilà le bus qui arrive et y’a personne au volant. Docteur, vous entendez ? C’est Lázaro Catembe.
Non, il n’entendait pas. D’ailleurs, ce ne serait pas parce qu’il réussirait à faire entrer Lázaro Catembe dans l’autobus en cette fin d’après-midi que son patient réussirait à surmonter l’illusion d’une menace qui s’était logée dans son imaginaire. Sans oublier une autre réalité. Il y avait un nombre infini de patients identiques dans le monde que personne n’aidait à faire le moindre pas. Tant de personnes qui frappaient à sa porte et dont il ne pouvait pas s’occu­per. Les trois téléphones ne débor­daient-ils pas de signaux d’appels, une dizaine de messages écrits, autant de mes­sages enregistrés ? Alors pourquoi toutes ces exceptions pour Lázaro Catembe ? Simplement parce qu’il lui avait été envoyé par son ami Junô d’Almeida ? La voix de l’Angolais continuait à résonner dans le vestibule : “Docteur, y’a personne au volant, y’a pas de conducteur. Je suis ici tout seul, je regarde le volant avec angoisse…” Oui, il raccrocherait et, une fois débarrassé des téléphones, il se débarrasserait aussi des sacs en plastique enveloppant les vêtements, les livres et les souliers, et il se sentirait à l’aise pour occuper tant bien que mal l’espace du bureau en l’absence d’Ana Fausta, sa secrétaire sermonneuse. Et Osvaldo se sentait apaisé d’avance. S’il ne parvenait pas à terminer l’article, tant pis, ce serait juste une dernière tentative. Mais au moins il aurait la certitude qu’à vingt-deux heures, contrairement aux attentes déçues de Maria Cristina, il pénétrerait dans le Grand Hôtel du Guincho, comme elle le désirait et comme lui aussi le souhaitait maintenant. Dehors il faisait froid, dans le cabinet l’air était glacial. Osvaldo brancha le chauffage, alluma toutes les lampes et frotta ses mains l’une contre l’autre avec impétuosité : “Ah, ce Guincho !” Il ne savait absolument pas où se trouvait cet hôtel, malgré les images de la salle des fêtes et le croquis du trajet figurant dans le prospectus. Mais peu importaient ces détails. Il s’assit à son bureau. En cet instant il se sentait plus large, rempli de détermination. Lui, sa détermination, le cabinet éclairé et l’univers à l’unisson travailleraient conjointement ce soir-là, courant unis en direction du Guincho.
Osvaldo Campos pouvait se concentrer. Il était enfin seul.

Lídia Jorge est née à Boliqueim dans l’Algarve en 1946. Diplômée en philologie romane de l’université de Lisbonne, elle se consacre très tôt à l’enseignement. En 1970, elle part pour l’Afrique (Angola et Mozambique), où elle vit la guerre coloniale, ce qui donnera lieu, plus tard, au portrait de femme d’officier de l’armée portugaise du Rivages des murmures (Métailié, 1989). A son retour à Lisbonne, elle se consacre à l’écriture. Ses œuvres sont publiées en Allemagne, Espagne, Italie, Grèce, Brésil, Israël, Grande Bretagne, Pays Bas, Serbie, Suède, Etats-Unis. La Couverture du soldat, 2000 a eu le Prix Jean Monnet 2000 (Cognac) Le Vent qui siffle dans les grues, 2004 a eu le Grand Prix du Roman de l’Association Portugaise des Ecrivains 2003, Premier Prix « Correntes d’escritas » 2004 (Povoa da Varzim, Portugal), Prix des lecteurs du Salon de la Littérature Européenne de Cognac 2005, Prix Lucioles des lecteurs 2005 (Librairie Lucioles, Vienne), Prix Albatros de la Fondation Günter Grass 2006 (Allemagne).  Nous combattrons l’ombre, a reçu le Prix Charles Brisset 2008, La Nuit des femmes qui chantent, 2012, Les Mémorables , 2015