Publication : 21/04/2011
Pages : 192
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-771-5
Couverture HD
Numerique
ISBN : 978-2-86424-771-5
Couverture HD

Belle et sombre

Rosa MONTERO

ACHETER GRAND FORMAT
18 €
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11,99 €
Titre original : Bella y oscura
Langue originale : Espagnol
Traduit par : Myriam Chirousse

Brusquement tirée de l’orphelinat, une fillette se retrouve dans un quartier populaire agité, au sein d’une famille de saltimbanques, sous la protection de sa grand-mère doña Barbara, une forte femme. Elle va désormais vivre en compagnie d’Amanda, sa tante soumise à un mari égoïste et tyrannique, de Chico, son cousin taciturne et observateur attentif de la vie du quartier, et surtout de la naine Airelai, incarnation de la magie et de l’imagination dans ce contexte difficile et marginal. Tous attendent le retour de Maximo, le père, admiré de tous, symbole de libération.

L’enfant échappe à la cruauté et à la dureté du réel en posant sur lui un regard neuf nourri de fantaisie et de rêve, et en se construisant un monde imaginaire, où tout prend des couleurs et des dimensions hors du commun.

Rosa Montero est non seulement une narratrice qui construit des intrigues solides, mais elle sait aussi les situer dans un monde insolite et foisonnant qui lui appartient en propre. Elle nous parle ici de ce que nous avons en nous sans avoir eu à le conquérir : la sagesse de l’enfance, ce temps de solitude qui est le ferment nécessaire de la liberté.

  • « Si vous aimez qu'on vous raconte des histoires où la magie, le rêve et la lumière crue de la réalité se fondent en un ballet aux desseins imprévisibles, lisez vite le dernier roman de Rosa Montero qui, comme dans Instructions pour sauver le monde (…), déploie ses talents de conteuse incomparable, dans un foisonnement de vie extrêmement attachant.
    Dans Belle et sombre, Baba évoque pour nous le monde de l'enfance d'une toute jeune fille retirée de l'orphelinat qui aboutit dans un quartier marginal au sein d'une famille de saltimbanques. Elle grandit ainsi, sous la protection de doña Barbara la grand-mère, une femme de caractère; d'Amanda, sa tante et de son mari au mauvais œil Segundo ; de Chico son cousin, témoin silencieux et d'Airelai, la naine partagée entre son imagination fertile et sa magie; enfin de Maximo, ce père absent, admiré de tous, dont Baba est persuadée qu'un jour, il reviendra la chercher.
    Ce récit allégorique s'ouvre sur la confidence de doña Barbara faite à Baba qui imprègne toute l'ambiance du livre : "Quand je suis née, le monde a commencé. (...) Il va finir, mais toi, tu inventeras un monde nouveau." Même si le décor est souvent menaçant ou sordide, Baba saura le nourrir de mille rêves et senteurs, avec l'aide d'Airelai, le personnage le plus émouvant de Belle et sombre.
    La barbarie des hommes, sourde et omniprésente dans toutes les histoires d'Airelai, nous vaut quelques pages inoubliables.
    C'est encore Airelai qui lui livrera, à propos de l'amour, ses confidences en clair-obscur : "La passion est une maladie de l'âme qui vous fait irrémédiablement perdre votre liberté. Il n'y a pas de passion sans esclavage, et si vous aimez quelqu'un sans ce sens de la défaite, sans cette dépendance anxieuse de l'être aimé, alors c'est que vous ne l'aimez pas pour de vrai.
    L'amour est la drogue la plus forte et la plus perverse de la nature. C'est un mal lumineux, qui vous dupe avec ses étincelles de couleur pendant qu'il vous dévore. Mais une fois que vous avez connu la vie fébrile de la passion, vous ne pouvez pas vous résigner à retourner au monde gris de la vie raisonnable." Dans l'ombre inquiétante du Portugais et de l'homme-requin, dont le rapprochement avec Segundo n'augure rien de bon, Baba grandit, se fortifie sans renoncer à ses rêves. Avec son ami Chico, dans ce monde de la nuit où les taches de sang les plus obscures se mélangent au besoin effréné de gagner sa liberté, Baba cherchera et attendra son père, de même que l'étoile magique prédite par la naine : cette boule de feu aveuglante qui dévorera d'un seul coup toute l'obscurité et préfigurera une vie heureuse.
    "La douceur et l'horreur sont si proches l'une de l'autre, dans cette vie si belle et si sombre... "
    Tout simplement magnifique ! »

    Claude Amstutz
    Librairie Payot (Nyon-Suisse)
  • « Une fillette observe les personnages hauts en couleur qui l’entourent et nous conte son apprentissage de la vie, sa noirceur et sa magie. Une écriture flamboyante. »

    Marie-Odile Lautier
    LIBRAIRIE BABA-YAGA (Sanary-sur-Mer)
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    Joseph Macé-Scaron
    FRANCE CULTURE « Jeux d’épreuves »
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    Clara Dupont-Monod et Pauline Cazaubon
    CANAL + « La Matinale »
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    BIBLIOCLUB
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    Claude Amstutz
    LA SCIE REVEUSE
  • « Rosa Montero propose, avec Bella y Oscura, roman picaresque sans âge, bien dans la tradition ibérique. »
    Etienne Dumont
    LA TRIBUNE DE GENEVE
  • « Rosa Montero évoque ici magnifiquement la sagesse de l’enfance, ce temps de solitude qui est le ferment nécessaire de la liberté. »
    Patrick Beaumont
    LA GAZETTE DU NORD-PAS-DE-CALAIS
  • « Dans ce livre, la magie n’infiltre pas le quotidien, elle s’impose immédiatement, liée au point de vue de l’enfant qui domine le récit. L’illusion est une vue de l’esprit, le fruit d’un regard fatigué d’avoir trop vu. Le lecteur chausse les mêmes lunettes pailletées, avant que la main mauvaise de la facilité ne les lui arrache. »
    Clara Dupont-Monod
    MARIANNE

Ce que je vais raconter, j’en ai été témoin : la trahison de la Naine, l’assassinat de Segundo, la venue de l’Étoile. Tout s’est passé à une époque reculée de mon enfance dont je ne sais plus maintenant si je m’en souviens ou si je l’invente : car en ce temps-là, pour moi, le ciel ne s’était pas encore détaché de la terre et tout était possible. L’univers venait d’être créé, comme avait pris soin de me l’expliquer doña Barbara : “Quand je suis née, m’avait-elle dit, le monde a commencé.” Comme j’étais petite et elle déjà très vieille, cela m’avait semblé un temps très long.

Pour chercher un commencement à mon récit, je dirai que ma vie a débuté dans un voyage en train, la vie dont je me souviens et que je reconnais, et que, de ce qui la précède, je n’ai gardé qu’une poignée d’images décousues et troubles, comme estompées par la poussière du chemin, ou assombries peut-être par le dernier tunnel que la locomotive a traversé avant d’arriver à son arrêt final. De sorte que, pour ma mémoire, je suis née de l’obscurité de ce tunnel, fille du fracas et des cahotements, enfantée par les entrailles de la terre dans un froid après-midi d’avril et une gare énorme et désolée. Et nous entrions en soufflant et en grinçant dans cette gare, alors que les voies de garage se multipliaient de part et d’autre du wagon et se tordaient et bondissaient, se rapprochaient des fenêtres et s’en éloignaient à nouveau dans un brusque sursaut, comme les élastiques tendus de ce jeu de petites filles auquel j’avais probablement joué à cette époque ancienne dont je ne me souvenais plus ni ne voulais me souvenir.

Ils sont tous descendus du train avant moi, poussés par l’anxiété habituelle des voyageurs qui ont l’air de s’enfuir plus que de marcher. Je voyais leurs dos se perdre au bout du quai, les dos des manteaux et des imperméables, des femmes et des hommes qui s’étaient tant intéressés à moi pendant le trajet, qui m’avaient posé des questions, et offert du chocolat et des bonbons, et caressé les joues amicalement, et ces dos affairés s’éloignaient maintenant en traînant leurs valises et me laissaient seule, le train mort et silencieux derrière moi, sous une voûte de fers sombres et de vitres sales, sur un pavé gris qui exhalait une désagréable haleine glacée. Mes jambes, nues entre mes chaussettes blanches et ma jupe à volants, ont grelotté de froid.

Alors une ombre bleue s’est penchée sur ma tête et m’a enveloppée d’un parfum doux et collant.

–Bonjour… C’est toi, n’est-ce pas ?

Je n’ai pas su quoi répondre. Elle sentait la violette.

–Bien sûr que c’est toi, quelle question idiote… a aussitôt bredouillé cette femme. Je suis Amanda, tu te souviens de moi ? Non, bien sûr, comment vas-tu te souvenir, tu étais si petite quand ils t’ont emmenée… Je suis ta tante Amanda, la femme de ton oncle… Avant, il y a des années, on habitait ensemble.
Avant qu’ils t’emmènent à l’orphelinat. Ta mère et moi étions très amies. Tu te souviens de ta mère ? Ah, j’ai l’impression que je ne devrais pas non plus te parler de ça… Tu vois si je suis bête, je suis un peu nerveuse… Bon, eh bien voilà…

Elle avait parlé d’une traite, sans respirer. Elle avait l’air effrayée. Elle a levé sa main à la hauteur de sa bouche et l’a laissée là quelques instants, molle et pendante, comme si elle avait voulu se ronger les ongles et s’était ressaisie à la dernière seconde. Elle était jeune, avec des yeux très ronds et des joues rebondies et pâles. Elle portait un long manteau bleu clair et un petit bonnet en tricot qui semblait fait maison. Elle m’a regardée, a souri, a remué ses pieds sur le sol, s’est raclé la gorge : c’était l’image même de l’indécision. Finalement, elle s’est penchée et a soulevé sans effort ma petite valise.

–C’est bien, elle n’est pas lourde… Je m’en réjouis parce que nous allons devoir marcher un peu. Bon, il vaudrait mieux y aller, pas vrai ?

Elle m’a saisie par la main de la même façon qu’elle avait pris la valise : en serrant fort, comme si j’allais lui glisser entre les doigts. Nous avons longé le quai, franchi des portes automatiques et plongé dans le hall central et dans un tumulte barbare de haut-parleurs et de cris. Amanda a avancé entre les tourbillons de gens, la tête baissée et en me serrant la main à m’en faire mal. De nouvelles portes automatiques se sont ouvertes devant nous dans un mugissement doux et nous nous sommes retrouvées dans la rue. La ville s’étendait autour de nous, aveuglante comme un incendie. Des tours en verre, des vitrines lumineuses et surchargées, d’hypnotiques publicités en couleur. Là-haut, un petit bout de ciel rose et un scintillement de vitres enflammées par le soleil du soir.

–Toutes ces lumières… me suis-je exclamée, admirative.

–Elle est jolie, n’est-ce pas ? a répondu Amanda dans un soupir. Par ici la ville est très jolie. Évidemment que moi non plus je ne la connais pas beaucoup. Je suis arrivée hier, et je crois qu’ils arriveront demain. Mais allons-nous-en avant qu’il ne fasse nuit.

Je ne savais pas qui ils étaient, mais je n’ai pas non plus osé poser la question. Les petites filles ne posent pas de questions, et encore moins quand elles viennent d’où je venais. Nous nous sommes donc mises à marcher, Amanda d’un bon pas, et la valise et moi pendues à chacune de ses mains. C’était la première fois que je voyais une ville si remplie, si étourdissante, si couverte de brillants. Elle n’avait pas l’air réelle : c’était une fête foraine, une ivresse en or. Les trottoirs étaient ornés de corbeilles en pierre remplies de fleurs naturelles, et les vitrines des magasins se succédaient les unes aux autres, pleines de trésors indicibles et débordantes de lumières. Et puis il y avait les gens, tous ces hommes et toutes ces femmes qui allaient et venaient avec des paquets rutilants dans leurs mains, des sourires rutilants, des habits rutilants, tout entier rutilants du haut de leur crâne jusqu’à la pointe de leurs chaussures fines, comme s’ils étaient neufs, des personnes à étrenner, sans rien d’usé. Tous ces gens, tous, bien que très nombreux, vivaient dans cette ville merveilleuse et avaient certainement des maisons lumineuses et neuves, et étaient heureux. Et j’ai alors commencé à penser que peut-être nous aussi nous avions une jolie maison où aller, et que nous étions sans doute sur le point d’arriver, car le ciel s’éteignait peu à peu et la nuit tombait de plus en plus, et les petites filles, je le savais, ne pouvaient pas être dans les rues la nuit. Si bien qu’à chaque coin de rue où nous tournions je me disais : ça sera ici. Mais ça ne l’était jamais et nous continuions de marcher.

Et nous avons tellement marché que les vitrines ont commencé à se faire rares et les corbeilles en pierre avec les fleurs ont disparu. Il n’y avait plus autant de lumières qu’avant et l’air prenait la couleur bleuâtre de ma jupe plissée. Baba, me suis-je dit, Baba, fais que nous arrivions bientôt. Je commençais à me sentir très fatiguée. Les maisons étaient toutes identiques et jolies, avec des moulures blanches qui ressemblaient à des meringues. Et il y avait beaucoup d’arbres, et à chaque arbre un chien qui reniflait, et à côté de chaque chien un homme ou une femme, un garçon ou une fille. La ville, par ici, n’était plus une fête foraine, mais un endroit propre et tranquille, des rues charmantes dans lesquelles il semblait facile d’être heureux. Tout le monde s’apprêtait à dîner, la ville entière dépliait bruyamment ses serviettes, pendant que la ligne d’obscurité définitive, la nuit secrète, adulte et inhabitable, approchait déjà. Amanda pressait le pas et je la suivais. Et les chiens, les arbres, les fenêtres aux voilages crémeux et à la lumière chaude restaient peu à peu derrière nous.

Nous avons longé des parcs très noirs qui avaient déjà été dévorés par les ténèbres, traversé des rues qui ressemblaient à des routes, laissé dans notre dos les voies du tramway. À quel moment les gens avaient-ils disparu ? J’ai regardé en arrière et en avant, et je n’ai pu voir personne. Il n’y avait pas un seul commerce et les portes d’entrée étaient toutes fermées. J’ai trébuché : le sol n’était plus régulier et il y avait des nids-de-poule, des dalles effritées, des trous. Une station-service est apparue sur le trottoir d’en face, éclairée mais vide. Le vent faisait grincer une pancarte en tôle pour des huiles. J’ai jeté un coup d’œil à Amanda : sous la lumière froide du néon, elle avait l’air pâle et étrange, avec la bouche serrée et le regard fixe. Nous avons laissé la station-service derrière nous et à chaque pas les ombres s’épaississaient. À présent il faisait vraiment nuit, et les voitures ne circulaient même plus dans la rue.

Elles étaient abandonnées. Les maisons devant lesquelles nous passions maintenant étaient abandonnées et en ruine. Des fenêtres aveugles aux vitres fendues. Des portes obstruées de cartons. Des murs écaillés. Des entrepôts noirs aux toitures brisées. L’air sentait l’urine et laissait comme un goût de fer sur les lèvres. Quelqu’un est apparu à l’angle d’une rue. Une ombre grise appuyée contre le mur. La main d’Amanda a serré la mienne et nous avons marché un peu plus vite. L’ombre nous a souri quand nous sommes passées à côté d’elle : Amanda n’a pas regardé, mais moi oui. C’était une femme très grande qui avait l’air d’un homme. Ou peut-être que c’était un homme et qu’il avait l’air d’une femme. Un pantalon, une gabardine et des épaules aussi larges qu’un boxeur. Mais des cheveux d’un blond criard pleins de boucles, un visage très maquillé et une bouche mesquine de la couleur du sang. J’ai regardé en arrière : là-bas au fond, très loin, la station-service semblait flotter, comme un fantôme, dans la lueur verdâtre du néon.

Nous avons changé de trottoir et tourné à l’angle suivant : l’écho de nos pas était assourdissant dans le silence. Il s’est mis à pleuvioter. La rue était un tunnel obscur. À côté des quelques faibles lampadaires, les ombres s’agitaient. La nuit s’étendait sur le monde comme une toile d’araignée démesurée : dans un coin, l’araignée devait guetter, avec ses pattes velues, affamée et en train de nous attendre. Nous marchions de plus en plus vite. Amanda avançait tête baissée, comme prête à charger. Moi, je piquais de petites courses et je haletais, et ma poitrine était lourde, et l’air humide et froid entrait comme une douleur dans mes poumons, et un long clou se plantait dans l’un de mes côtés. Les lampadaires faisaient briller de temps à autre le sol mouillé : c’était un reflet sombre, comme si les ténèbres, épaisses et grasses, étaient en train de fondre sur l’asphalte.

Subitement, un homme est apparu devant nous, sorti du néant et de l’obscurité. Et il s’est approché avec ses grosses mains ouvertes et ses bras tendus, comme les monstres des mauvais rêves. J’ai serré mes paupières et j’ai pensé : Baba, fais qu’il s’en aille, qu’il disparaisse, Baba, ma petite Baba, fais qu’il ne m’arrive rien… Mais j’ai regardé à nouveau et il était encore là. Vêtu de loques, la barbe drue, les yeux aqueux, comme s’il pleurait. Mais il souriait. Amanda a tiré mon bras, a changé de direction, nous l’avons proprement esquivé comme les poissons s’esquivent les uns les autres au dernier moment dans l’étroitesse de leur bocal. Et l’homme est resté là derrière à bredouiller des mots que je n’ai pas pu comprendre, alors que nous marchions vite, très vite, sans courir, car courir, ç’aurait été se rendre au danger : nous marchions juste le plus vite que nous le pouvions, le cœur entre les dents et poursuivies par le martèlement creux de nos pas.

Nous avons tourné dans une nouvelle rue et il y avait des lumières. Mais ce n’étaient pas des lumières comme celles d’avant, comme le scintillement de la ville centrale et belle : c’étaient des poignées d’ampoules nues, regroupées çà et là sur certaines portes. De près, elles vous aveuglaient et vous éblouissaient, mais dès que vous vous éloigniez de quelques pas les ténèbres vous rattrapaient : elles semblaient mises pour étourdir, pas pour éclairer.

Nous avons remonté la rue et on nous disait des choses. Des hommes étranges qui étaient sous les ampoules et qui nous invitaient à entrer.

Et de ces portes entrouvertes sortaient de la fumée et une lueur rougeâtre, une haleine infernale. Les talons d’Amanda cliquetaient sur les dalles humides, mon cœur tambourinait dans ma poitrine : nous montions encore et encore, en regardant vers l’avant, comme si ces hommes n’existaient pas, et ils criaient, murmuraient, riaient, tendaient vers nous leurs griffes démoniaques. La rue était de plus en plus en pente et mes jambes étaient lourdes comme des pierres.
C’était un vertige de lumières et d’ombres, et la chaleur des ampoules séchait mes larmes.

Tout à coup, alors que je m’y attendais le moins, nous sommes entrées par une porte et nous avons monté un étroit escalier en bois. En haut, il y avait un comptoir et une vieille dame très maquillée.

–La deux, a dit Amanda d’une voix rauque et hors d’haleine.

Quelques mèches s’étaient échappées de son bonnet en tricot et étaient collées sur son visage suffoqué, je ne sais si à cause de la pluie ou de la sueur.
Elle n’avait pas bonne mine, mais la vieille femme peinturlurée nous a regardées sans aucun intérêt et lui a tendu la clef d’un air las. Amanda m’a tirée dans le couloir. Elle s’est arrêtée à côté d’une porte, a laissé ma valise par terre, a ouvert, nous sommes entrées, elle a refermé, mis les deux verrous et s’est appuyée contre le battant dans un profond soupir. Elle tremblait.

Rosa Montero est née à Madrid où elle vit. Après des études de journalisme et de psychologie, elle entre au journal El País où elle est aujourd’hui chroniqueuse. Best-seller dans le monde hispanique, elle est l’auteur de nombreux romans, essais et biographies traduits dans de nombreuses langues, parmi lesquels La Fille du cannibale (prix Primavera), Le Roi transparent et L’Idée ridicule de ne plus jamais te revoir.