Publication : 22/09/2011
Pages : 280
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-842-2

Éclats de voix

Une anthropologie des voix

David LE BRETON

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20 €

Avec cette anthropologie des voix David Le Breton continue son exploration du corps. Il nous propose une anthropologie paradoxale en ce qu'il ne s’agit plus ici d'écouter la seule parole humaine, mais aussi et surtout la qualité de sa formulation, ses vibrations, son grain, ses singularités et l’affect qu'elle implique. Si la voix est d'abord une matière physique, à peine émise elle devient un élément essentiel dans le déroulement de notre vie quotidienne et se mue en puissance d'expression pour cet autre en qui elle résonne.
La voix, c’est l'émotion, l’histoire, l’individu, ce sont ses éclats salutaires et son antithèse dramatique : le mutisme. La voix, c’est de la mise au monde, de la prise de pouvoir, de l'injonction, de la désignation, du sexe... Or la voix, comme le corps, s’écrit toujours au pluriel. Là où il y a de l'humain à portée de voix, il y a toujours de la mise en voix et parfois des “éclats” – obliger à se taire, interdire la voix est un des supplices les plus terribles qui soient, bien connu des systèmes totalitaires.
Et cette voix venue de nulle part, ces mots destinés à l'écoute s'approchent de nos bouches et prennent chair de et dans nos visages. Chanter, crier, siffler, chuchoter, parler, hurler gueule béante, notre souffle produit toujours des bruits qui font vibrer le néant et en se propageant créent l'espace. Le divin lui-même sort par la bouche pour donner des formes au monde et au cosmos. Dans notre société où la parole est de plus en plus objet de fantasme et sans frontières, cette anthropologie sensible et salutaire arrive à point nommé pour réaffirmer que le son transforme autant qu'il façonne.

  • « Après s’être intéressé à la question du silence, David Le Breton poursuit son incursion dans l’étude du sensible, et s’interroge dans “Eclats de voix” sur la possibilité d’une anthropologie de la voix.
    Si la première difficulté, dans notre civilisation de communication, est bel et bien de se débarrasser et de s’écarter de la parole, l’auteur s’attache avec précision à rendre compte de la question du son, de l’intonation ou de la tessiture. En effet, la voix s’affirme, elle se ritualise, elle définit en profondeur les rôles sociaux, que l’on se trouve au cœur de notre société moderne, ou parmi les peuples autochtones : elle est le miroir de notre identité, de notre statut et de notre reconnaissance par autrui.
    L’ouvrage reflète parfaitement la fragilité de son objet d’étude, et c’est pas à pas que l’auteur avance au gré des sonorités. Sans vouloir à tout prix donner une définition de la voix, lui donner un cadre, c’est avec, au contraire, beaucoup d’originalité qu’il nous replonge dans cet univers de l’oralité. Au-delà de la puissance vocale, nous suivons le fil des voix qui se taisent, celles qui se brisent, les voix qui muent, bégaient ou s’épuisent.
    En croisant les disciplines et les références : ethnologiques, sociales, scientifiques et littéraires, David Le Breton donne à entendre tout ce que par habitude nous n’écoutons plus. »

    Stéphane Capelle
    LIBRAIRIE COMPAGNIE (Paris 5e)
  • « Après s’être intéressé à la question du silence, David Le Breton poursuit son incursion dans l’étude du sensible, et s’interroge dans “Eclats de voix” sur la possibilité d’une anthropologie de la voix.
    Si la première difficulté, dans notre civilisation de communication, est bel et bien de se débarrasser et de s’écarter de la parole, l’auteur s’attache avec précision à rendre compte de la question du son, de l’intonation ou de la tessiture. En effet, la voix s’affirme, elle se ritualise, elle définit en profondeur les rôles sociaux, que l’on se trouve au cœur de notre société moderne, ou parmi les peuples autochtones : elle est le miroir de notre identité, de notre statut et de notre reconnaissance par autrui.
    L’ouvrage reflète parfaitement la fragilité de son objet d’étude, et c’est pas à pas que l’auteur avance au gré des sonorités. Sans vouloir à tout prix donner une définition de la voix, lui donner un cadre, c’est avec, au contraire, beaucoup d’originalité qu’il nous replonge dans cet univers de l’oralité. Au-delà de la puissance vocale, nous suivons le fil des voix qui se taisent, celles qui se brisent, les voix qui muent, bégaient ou s’épuisent.
    En croisant les disciplines et les références : ethnologiques, sociales, scientifiques et littéraires, David Le Breton donne à entendre tout ce que par habitude nous n’écoutons plus. »

    Stéphane Capelle
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  • « David Le Breton aborde dans une anthropologie des voix un organe où s’imprime notre histoire, par-delà la raison. » Lire l'article entier ici.
    Veneranda Paladino
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  • « … un manuel permettant de s’orienter à travers la littérature, la philosophie et bien sûr la sociologie, afin de mieux connaître sa propre voix, laquelle nous échappe et nous constitue à la fois. »
    Patrick Conrath
    LE JOURNAL DES PSYCHOLOGUES
  • « Avez-vous déjà pensé à travailler votre voix ? » Lire l'article entier ici.
    Isabelle Soing
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  • « Chacun cherche sa voix » Lire l'article entier ici.
    Emilie Dycke
    L’EXPRESS STYLES
  • « A lire sans tarder ; cet essai passionnant construit d’abord “ une anthropologie des voix ”, réflexion générale sur la voix. »
    Juliette Cerf
    PHILOSOPHIE MAGAZINE
  • « Tel un butineur, l’anthropologue David Le Breton fait son miel de chaque son. » Lire l'article entier ici.
    Catherine Clément
    LE MONDE DES LIVRES
  • « Le sociologue David Le Breton insiste sur l’importance du son émis par les cordes vocales dans les échanges humains. » Lire l'article entier ici.
    David Bissonnet
    LIBERATION
  • "Servi par une culture impressionnante et par une écriture parfois délicieusement méditative, David Le Breton réussit l'exploit de tenir le souffle vocal sous microscope."
    Maxime Rovere
    LE MAGAZINE LITTERAIRE
  • "Donner de la voix" - article à lire ici.
    LECTURES
  • « Avec cet ouvrage, David Le Breton nous propose de dépasser l’apparente évidence de la voix pour appréhender l’efficace de ce souffle immatériel. ». Lire l'article entier ici.
    Cécile Charlap
    ETHNOLOGIE FRANCAISE

Introduction

“Cette voix vient certainement d'une personne unique, irremplaçable comme toute personne, mais une voix n'est pas une personne, c'est quelque chose qui reste suspendu dans l'air, détaché de la solidité des choses. La voix aussi est unique et irremplaçable, mais peut-être différemment de la personne : elles pourraient ne pas se ressembler, la voix et la personne. Ou bien se ressembler d'une façon secrète, que l'on ne perçoit pas à première vue : la voix pourrait être l'équivalent de ce que la personne a de plus caché et de plus vrai.”
Italo Calvino, Sous le soleil jaguar

Une anthropologie de la voix consiste dans ce paradoxe de ne plus écouter la parole mais la qualité de sa formulation, ses vibrations sonores, affectives, ses singularités. Non plus s'arrêter sur le sens des mots mais sur la tessiture de la voix. Détachée de la parole la vocalité se donne comme émission subtile d'un corps, elle nous touche, nous bouleverse ou nous irrite, elle est d'emblée un lieu de désir ou de méfiance. Objet de fantasme, elle suffit parfois à susciter l'amour ou la haine envers une personne inconnue entendue seulement à distance à la radio ou au téléphone. Aucune science n'en épuise l'interrogation, même si l'acoustique, la phonétique ou la linguistique essaient de la résorber dans leur savoir. Elle fuit de partout, elle ne se laisse pas circonvenir. L'émotion liée à l'écoute d'une voix ne tient pas à ses propriétés acoustiques mais à son impact sur le désir de celui qui écoute. Il en va de même du visage, les deux éléments les plus intimes, les plus singularisés de l'humain et ceux qui se dérobent le plus. En donnant chair au langage, la voix le donne à entendre. Quand elle disparaît la parole s'efface aussi car elle n'existe pas sans la voix qui lui donne corps. Pourtant elle est volatile, elle ne connaît en apparence aucune frontière même si, sans moyen technique pour l'amplifier, elle ne porte pas très loin. Elle franchit les limites du corps pour se dissoudre dans l'espace et ne laisse aucune trace dans l'esprit de l'interlocuteur sinon celle de la parole qu'elle soutenait. Elle ne pèse rien, mais elle peut changer le monde, bouleverser pour le meilleur ou pour le pire. La voix qui nous importe ici est celle de la vie quotidienne, celle qui fait sens et dont l'influence marque nos existences.
Une anthropologie des voix n'est pas chose facile, elle expose à manquer une part de son objet et à tourner à son entour sans trouver les mots pour la dire. Ce que signale Arlette Farge pour l'historien vaut aussi largement pour l'ensemble des sciences sociales : “Saisir le moment, être sous l'empire des voix, voilà deux souhaits : ces deux instants glissent entre les mains des historiens comme le savon sur la paume. D'ailleurs ne seraient-ils pas inquiets de les appréhender puisque ensuite survient l'autre tâche, inscrire cet éphémère dans l'histoire collective. Pourtant comment imaginer le monde sans l'oralité […]” (Farge, 2009, 10). Bien entendu, une voix est une matière sonore à la fois sociale, culturelle, sexuée, affective, singulière, marquée par des ritualités et des émotions propres à une communauté linguistique à un moment de son histoire.
L'écoute de la voix est en principe une écoute du sens qu'elle porte, elle devient un simple bruit de fond si l'auditeur cherche plutôt à en saisir les significations. Regarder un film en version originale sous-titrée par exemple, si l'on ne parle que partiellement la langue, amène à la routine d'un détournement de l'écoute vers le voir (les sous-titres). Même si la voix originale est écoutée épisodiquement, elle devient secondaire. Mais si les acteurs sont privés de leur voix réelle par un doublage, le détournement est pire encore et donne le sentiment d'une trahison de leurs intentions et de celles du metteur en scène. La distance ainsi créée détruit le plaisir du cinéphile. M. Poizat décrit à ce propos l'attitude d'un amateur d'opéra qui tombe sur le livret : “Il vous faut faire un choix, et si, pour raison d'étude par exemple, vous voulez absolument suivre la lettre du texte, vous ne pouvez le faire qu'au prix de la perte de jouissance que vous éprouvez habituellement dans ces passages. L'intelligibilité du texte, la compréhension du sens, non seulement sont inutiles au surgissement de l'émotion, mais viennent la barrer, la contenir” (Poizat, 1998, 161). Il importe en ce sens de distinguer la vocalité de l'oralité, comme le suggérait P. Zumthor dans ses travaux sur la poésie orale médiévale (Zumthor, 1983 ; 1987).
La voix est invisible entre corps et langage, part du corps dans l'émission de la langue, immatérielle et pourtant audible, elle est une émanation du souffle, l'entre-deux du sens et du son. En perdant sa respiration, l'individu perd sa parole . La voix se donne sur l'expiration et non sur l'inspiration, à l'exception de rares populations sud-africaines : les Hottentots, les Bushimans ou les Zoulous émettent des consonnes claquantes par aspiration de l'air. Le souffle qui alimente la voix est souvent associé à l'esprit, comme dans l'hébreu rouah, le latin animus ou le grec pneuma ou psyché. Mais tout orateur, tout comédien, tout enseignant sait la fatigue qui naît peu à peu de l'usage prolongé de la voix. Si elle est faite de souffle, elle implique la mise en jeu du corps tout entier. L'homme ne dispose d'aucun organe destiné directement à la production vocale, la parole s'articule sur des organes voués à d'autres fins. Elle est sans lieu, détachée du corps, même si elle y trouve sa source. “C'est du simple mouvement d'un petit filet d'air que dépend tout ce que l'homme a jamais pensé, voulu, fait, ou tout ce qu'il fera d'humain sur la terre ; car, sans ce souffle divin, sans ce charme qui court sur nos lèvres, nous serions encore errants dans les forêts, écrit Von Herder. […] Sans cette incompréhensible liaison qui l'unit à toutes les opérations de notre intelligence, opérations qui semblent avoir avec lui si peu de rapport, ces opérations elles-mêmes cessent d'exister, et la structure si délicate de notre cerveau cesse d'exister” (in Tinland, 1968, 187). La voix n'est localisée nulle part, sinon entre les organes qui permettent son émission. Elle est corps sans organes, corps subtil flottant autour de la chair, émanation sensible d'un souffle venant des poumons qui fait vibrer les cordes vocales. Les sons résonnent dans l'espace supra-laryngé et viennent se moduler à travers les lèvres qui leur donnent leur ultime articulation.
Pourtant, la voix se trame toujours dans le silence, elle n'est pas une émission ininterrompue, elle doit se taire un instant pour reprendre son souffle, se donner le temps de la réflexion. Mais elle ne vient pas de nulle part, elle est précédée d'une voix intérieure qui lui prépare le terrain pour l'évidence de sa formulation. Le silence est un modulateur, un balancier dont le mouvement autorise la clarté de la parole énoncée. La voix est une vibration sonore sur l'infini du silence qui l'enveloppe. Sinon, elle s'étoufferait dans un flux continuel, elle ne porterait plus la signification mais glisserait dans le son pur, inintelligible.
La voix s'écrit toujours au pluriel, comme pourrait s'écrire ainsi le visage, et comme s'écrit le corps, car si la voix est toujours singulière, elle n'est jamais univoque au fil du jour et du temps pour le même individu. Elle est modulée par les circonstances, les émotions, les interlocuteurs, l'âge, etc. Elle ne se donne pas seulement par la parole, elle se décline selon les circonstances à travers cris, chuchotements, enrouements, sanglots, gémissements, toux, rires, éructations, vociférations, chants, fredonnements… Elle est un pointillé de la vie quotidienne que jalonnent les rencontres, les appels téléphoniques, les onomatopées, les soliloques, les chants entonnés dans la solitude ou avec les proches. À tous égards la voix est une respiration du quotidien. Inorganique, aérienne, insaisissable, elle accompagne l'individu toute son existence. Signe éminent et singulier de sa personne, de la naissance à la mort, du premier cri de l'enfant au dernier soupir du vieil homme, sa voix aura été un lien essentiel avec les autres, un instrument de sa reconnaissance.
La voix est souvent décrite en des termes allant au-delà de l'ouïe, et sollicitant d'autres sens : elle est chaude, rude, rocailleuse, pleine de couleurs, etc. Tout un monde métaphorique tourne autour d'elle à propos de son articulation (rauque, sèche, posée, grasse…), de son timbre (atone, grave, inexpressif…), de son rythme (saccadé, lent, traînant, rapide, précipité…). La voix peut aussi recevoir des qualifications physiques (fatiguée, essoufflée, cassée, éraillée…) ou morales (suave, timide, amoureuse, méprisante, ferme, vulgaire…). Jamais elle n'est tout à fait neutre pour le récepteur qui y cherche ou y trouve des nuances propres à sa caractérisation ; elle traduit un univers moral, affectif, qui interfère avec la parole comme la part sensible du corps dans l'énonciation. D'innombrables attributs sont ainsi posés sur la voix, souvent marqués de subjectivité dans leur interprétation. Leur polysémie est propice à tous les malentendus. Comme le rappelle H. Parret, la voix “naît de lui [l'individu], mais elle l'oublie, l'efface. Issue de son dedans, elle n'est pas pour autant son intériorité. Allant vers son dehors, elle n'en est pas pour autant l'expression. Il n'y a pas une intimité du corps que la voix représenterait au-dehors” (2002, 29). Les jugements effectués sur elle en disent en effet parfois plus long sur celui qui les formule que sur la personne visée.
Elle disparaît devant la signification de la parole, sauf si elle s'enraye, se casse, devient aphone, témoigne d'une intonation inattendue, d'un accent particulier, d'une maladresse d'articulation, ou encore si elle n'a pas été entendue depuis longtemps. On oublie la voix des proches sauf si elle nous vient de loin. Ainsi Michel Ragon découvre la voix de sa mère la première fois où il l'entend à distance au téléphone. Il est surpris notamment de son accent auquel il n'avait jamais prêté attention. “Mais cet accent, que je connaissais depuis ma naissance, cet accent qui était celui de ma langue maternelle, je ne l'entendais pas lorsque je le `voyais' parler. Je ne l'entendais pas parce qu'il m'était naturel. Il ne m'apparaissait qu'à travers l'anonymat de l'écoute téléphonique. Je ne voyais plus alors ma mère, je ne percevais que l'accent .” Dans l'ordinaire des rencontres la voix se fait le plus souvent transparente, quand l'échange se coule dans l'évidence, elle disparaît de l'attention car elle est perçue comme accessoire au regard de ce qu'elle énonce. Elle dure le temps de son émission et quand elle se tait il n'en reste rien sinon une mémoire ou un enregistrement. Comme un geste ou un mouvement du visage, elle n'existe que dans l'éphémère. Elle joue un rôle ingrat dans la communication, elle porte la parole, et donc le sens, mais elle s'efface dans sa réception. Le verbal supplante alors le vocal.
Mais s'arrêter un moment à l'écoute de sa propre voix prodigue aussi un agrément, une jubilation de jouer avec sa propre matière sonore. La voix fait tout un monde. Le plaisir de dire un texte seul à voix haute ou de donner la lecture à un autre en atteste. Denis Podalydès raconte son bonheur dans l'enclos du studio d'enregistrement où il lit à voix haute Albertine disparue. “Enfermé de toutes parts, je lis les pages d'un livre. Le monde est le livre. Les vivants, les morts, le temps sont le livre. Passé les frontières, rien ne me rappelle à l'autre monde. Je n'y suis plus personne. Attention. Protection silencieuse. Séparé du dehors du dedans de moi. Nacelle ou bathyscaphe. Immersion, ascension. Nous descendons. Nous montons. La voix représente. Les mots écrits et lus : parfaite existence” (Podalydès, 2008, 219). Il y a une jubilation à émettre sa propre voix. Chanter, chantonner, parler tout seul, émettre des sons incongrus ou des onomatopées… L'enfant l'éprouve et s'en joue comme d'une matière ludique à sa disposition. Parfois, au fil du quotidien, dans la solitude ou la connivence amoureuse, ou avec un enfant, il est difficile de ne pas s'abandonner à émettre des sons sans suite ni sens qui donnent seulement une tonalité sonore à l'instant. Au fil d'une conversation, la voix est rompue par des échappées belles, fou rire, cri, balbutiement, rupture de parole faisant sens à un autre niveau. La glossolalie est ce gouffre qui s'ouvre dans la langue et fait basculer le sens, “réminiscences de corps plantés dans le langage ordinaire et le jalonnant, cailloux blancs dans la forêt des signes” (de Certeau, 1990, 238). Elle est le parler en langue, usage libéré du sens et plus ou moins contrôlé par l'individu : soit il œuvre délibérément à la déconstruction de la langue, soit il s'abandonne à elle et donne libre cours à une affectivité qui s'accomplit dans la dimension vocale.
La vie quotidienne est immersion dans un univers de voix à travers les conversations ou les paroles émises au sein par exemple de la famille, du quartier ou de l'univers professionnel. Cette omniprésence des voix qui peuplent les lieux de sociabilité se redouble de celles diffusées par les télévisions, les radios, les haut-parleurs ; voix angéliques, sans corps, sans visage, coupées de toute dimension signifiante et vouées à occuper les lieux, à lutter brutalement contre le risque d'un silence devenant de plus en plus intolérable (Le Breton, 1997). La voix, sous la forme notamment de la chanson, se transforme en donnée d'ambiance pour rassurer les usagers des espaces publics. Elle se mue en une dimension purement phatique de la communication, au rappel sans fin que chacun existe puisqu'il est devant l'écran et environné de sons, fussent-ils ceux de son baladeur, enveloppé comme d'une pommade sonore inlassablement passée sur les angoisses contemporaines.
La parole est l'élément dans lequel se déroule la vie quotidienne. Exister c'est donner de la voix pour alimenter les échanges, et entendre celle des autres. Celle-ci est la première modalité de la communication entre les individus. La diffusion du téléphone portable en multiplie encore la portée puisque même seuls, d'innombrables individus ne cessent de parler dans les rues ou les halls de gare, les transports en commun ou les restaurants. Autrefois la voix était plus rare, plus souvent essentielle car nourrie d'une présence entière. Comme l'observe P. Zumthor, “notre oralité n'a plus le même régime que celle de nos ancêtres. Eux vivaient dans le grand silence millénaire, où leur voix résonnait comme sur une matière : le monde visible autour d'eux en répétait l'écho. Nous sommes submergés de bruits insaisissables où notre voix a du mal à conquérir son espace acoustique ; mais il nous suffit d'une mécanique à portée de toutes les bourses pour la récupérer et la transporter dans une valise” (1983, 27).

L'homme a commencé par les pieds, comme le disait autrefois A. Leroi-Gourhan en évoquant le processus de verticalisation qui libère la main, ouvre ainsi à la possibilité de l'outil et au transfert de certaines fonctions de la mâchoire comme la préhension et la protection de soi par exemple. La face, livrée désormais aux seules fonctions expressives, peut devenir le visage, libérant la possibilité physiologique de la voix, et donc de la parole, en laissant la face aux seules fonctions expressives. Leroi-Gourhan se plaît à citer Grégoire de Nysse à propos de l'émergence du langage : “Ce privilège, jamais sans doute nous ne l'aurions, si nos lèvres devaient assurer, pour les besoins du corps, la charge pesante et pénible de la nourriture. Mais les mains ont pris sur elles cette charge et ont libéré la bouche pour le service de la parole […]. Si le corps n'avait pas de mains, comment la voix articulée se formerait-elle en lui ? La constitution des parties entourant la bouche ne serait pas conforme aux besoins du langage. L'homme, dans ce cas, aurait dû bêler, pousser des cris, aboyer, hennir, crier comme les bœufs ou les ânes ou faire entendre des mugissements comme les bêtes sauvages” (in Leroi-Gourhan, 1964, 40 et 55).
Pour Aristote, le langage est la ligne de démarcation entre l'homme et l'animal, l'un et l'autre disposent de voix mais seul le premier possède un langage. Dans La Politique, il écrit : “Or, l'homme est le seul animal qui possède la parole. La voix sert bien à exprimer la douleur et le plaisir. Aussi la trouve-t-on chez les autres animaux, car leur nature leur permet de ressentir douleur et plaisir et de manifester entre eux ces impressions. Mais la parole, elle, sert à exprimer l'utile et le nuisible, aussi bien que le juste et l'injuste. Car l'homme se distingue des autres animaux en ce qu'il est le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l'injuste, et autre notion morale. C'est la mise en commun de ces valeurs qui fait la famille et la cité” (Aristote, 1995, 31) La différence entre le langage humain et les expressions de l'animal tient pour ces dernières à “l'adhérence du signe et de la chose signifiée” (Vendryes, 1968, 24). En ce sens, le langage animal est limité à une série de signes univoques pour la même espèce traduisant une signification immédiate et utile (annonce d'un danger, de nourriture, etc.), là où le langage humain est susceptible de porter une infinité de mots et de phrases nuancés par les modalités de la voix. Chez l'homme le nombre de phonèmes possible est presque infini, même si chaque langue n'en utilise qu'un nombre restreint, de même les inflexions de voix qui ajoutent encore aux possibilités expressives. En février 1649, Descartes écrit à Thomas More : “De tous les arguments qui nous persuadent que les bêtes sont dénuées de pensée, le principal est que malgré la possibilité que les bêtes ont d'exprimer leurs affections, jamais cependant jusqu'à ce jour on n'a pu observer qu'aucun animal en soit venu à ce point de perfection d'user d'un véritable langage, c'est-à-dire d'exprimer soit par la voix soit par les gestes quelque chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et non à l'impulsion naturelle. Le langage est en effet le seul signe certain d'une pensée latente dans le corps ; tous les hommes en usent, même ceux qui sont stupides ou privés d'esprit, ceux auxquels manquent la langue ou les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en user, c'est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les hommes et les bêtes” (Descartes, 1958, 1319-1320). Pourtant, certains auteurs du XVIIIe sont convaincus que les orangs-outangs pourraient parler si l'on se donnait la peine de leur apprendre.
Aux yeux de La Mettrie, la tâche serait même moins difficile que d'initier à la parole de jeunes sourds-muets de naissance. En 1747, il écrit : “Pourquoi donc l'éducation des singes serait-elle impossible ? Pourquoi ne pourraient-ils enfin, à force de soins, imiter, à l'exemple des sourds, les mouvements nécessaires pour prononcer ? Je n'ose décider si les organes de la parole du singe ne peuvent, quoi qu'on fasse, rien articuler ; mais cette impossibilité absolue me surprendrait, à cause de la grande analogie du singe et de l'homme, et qu'il n'est pas d'animal connu jusqu'à présent, dont le dedans et le dehors lui ressemblent d'une manière si frappante” (La Mettrie, 1966, 75-76). En 1769, dans l'entretien qui succède au Rêve de d'Alembert, Diderot rappelle l'existence “au Jardin du Roi, sous une cage en verre, [d']un orang-outang qui a l'air d'un saint Jean prêchant au désert. Le cardinal de Polignac le regardant un jour avec étonnement, lui aurait dit : `Parle et je te baptise'” (Diderot, 1984, 96). L'examen anatomique du larynx de l'orang-outang par Camper notamment, en 1779, montre cependant l'incompatibilité de sa configuration morphologique avec l'émission d'une voix. Virey écrira une cinquantaine d'années plus tard : “Voyez avec quelle sage prévoyance la nature a distingué l'homme des singes qui lui ressemblent le plus ! Elle n'a pas voulu qu'une bête vienne se mêler à la conversation humaine par cet empêchement artificieux, ou ces sacs membraneux situés au larynx des orangs-outangs, pour engouffrer et assourdir leur voix. Ainsi l'homme seul parle…” (in Tinland, 1968, 194).
La distance entre l'humain et l'animal est infranchissable, l'animal n'a ni voix ni parole. Rousseau insiste sur ce point, faisant de la voix un trait proprement humain. “La voix annonce un être sensible ; il n'y a que les corps animés qui chantent […]. Sitôt que les signes vocaux frappent votre oreille, ils vous annoncent un être sensible à vous ; ils sont pour ainsi dire les organes de l'âme ; et s'ils vous peignent aussi la solitude, ils vous disent que vous n'y êtes pas seul. Les oiseaux sifflent, l'homme seul chante ; et l'on ne peut entendre ni chant, ni symphonie, sans se dire à l'instant : un autre être sensible est ici” (Rousseau, 1979, 235-238). Là où il y a une voix il y a un humain. “C'est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l'homme”, écrit E. Benveniste (1966, 259). Souvenons-nous d'ailleurs du Philoctète de Sophocle : Philoctète, l'un des chefs achéens, vit seul et malade sur l'île de Lemnos, régulièrement ravagé par ses souffrances, abandonné là depuis dix ans par Ulysse et les siens car les cris que lui arrachait sa blessure incommodaient l'équipage. Mais un devin troyen a prédit que la victoire des Grecs allait tenir à la présence de Philoctète et de son arc, celui qu'Héraclès lui a autrefois donné. Quand Ulysse revient sur l'île pour le convaincre de rallier la cause des Grecs et le ramener à Troie, il envoie le jeune Néoptolène en ambassadeur. L'exilé n'a vu personne depuis dix ans, il entend les pas du jeune homme et s'en étonne car sur l'île il n'y a ni mouillage, ni habitants. “C'est votre voix que je veux entendre” (v. 25), dit-il au jeune homme dont il ignore l'identité. Quand il l'entend s'adresser à lui en grec, son étonnement cède à la joie. Depuis dix ans il est privé de la consolation de la voix humaine, confesse-t-il. Il n'a sur son île que le bruit des vagues et du vent.
Pour C. Hagège, la parole est une donnée de la condition humaine, et elle passe par le canal de la voix et de l'ouïe : “Elle a lieu en des points du globe assez dispersés pour que ces langues humaines en formation soient dès l'origine distinctes les unes des autres. On peut donc poser une diversité originelle des langues comme parfaitement compatible avec l'unicité de l'aptitude au langage, laquelle entre dans la définition de l'espèce” (Hagège, 1996, 20). Sans la voix il n'y a pas de parole. L'homo sapiens est un homo loquens, grâce à sa voix il possède un accès au sens, c'est-à-dire à l'échange avec les autres grâce au langage, lui seul a la vocation de la parole.
Je poursuis ici sur un chemin de traverse la recherche que je mène depuis des années autour de l'anthropologie du corps. La voix, si elle échappe au corps, lui est cependant enracinée, il n'y a pas de voix sans corps . Elle est particulièrement difficile d'approche comme le pointait déjà de son côté l'historienne Arlette Farge, mais en ce sens elle offre un défi passionnant au chercheur. Cette recherche m'a pris des années parsemées de notes fragmentaires en ayant le sentiment d'une impossibilité à mener à bien un tel projet. Même si la voix est un objet qui hante, elle ne cesse de se dérober comme une eau vive entre les doigts. J'ai cependant les années précédentes réfléchi à des objets également malaisés à saisir et soulevant des difficultés proches : je pense à Des visages. Essai d'anthropologie ou à Du silence. Le visage surtout est un objet marqué de sensibilité et de singularité mais imprégné du lien social. Dans Des visages, j'ai essayé de saisir le mi-dire du visage, ses représentations, ses significations, ses valeurs sans omettre combien il nous émeut et nous rattache au lien social. À bien des égards, les connivences sont multiples entre le visage et la voix, l'un et l'autre traduisent la singularité de la personne et son ancrage dans les relations sociales, l'un et l'autre sont des signes d'identité car si l'on reconnaît quelqu'un à son visage, on le reconnaît aussi à sa voix, et l'altération du visage ou de la voix retranche l'individu du lien social en suscitant le malaise à son égard. En m'interrogeant sur la voix, j'ai retrouvé les mêmes doutes et les mêmes émerveillements que lorsque j'écrivais sur le silence ou le visage, et le même étonnement, à la fin, de voir qu'un ouvrage prenait peu à peu naissance. Il s'agit ici de frayer le chemin à une anthropologie sensible et d'explorer le mi-dire de la voix.

David LE BRETON est professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg. Membre senior de l’Institut universitaire de France. Membre de l’Institut des études avancées de l’Université de Strasbourg (USIAS). Il est l’auteur d’une œuvre considérable, avec entre autres : Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur, Rire. Une anthropologie du rieur, et La saveur du monde.