Publication : 31/05/2024
Pages : 112
Grand Format
ISBN : 979-10-226-1375-0
Couverture HD
Numérique
EAN : 9791022613750

La Fin de la conversation ?

La parole dans une société spectrale

David LE BRETON

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  • Première sélection Prix Femina Essai - 2024

Le smartphone à la main, accaparé par une communication orale, la rédaction ou la lecture d’un texto, d’un téléchargement, ou d’une recherche sur le web, les écouteurs aux oreilles, coupé de son environnement et plongé dans un univers intérieur sous contrôle, l’individu hypermoderne ne perçoit que de manière accessoire son environnement physique et humain.

La société numérique n’est pas dans la même dimension que la sociabilité concrète, avec des hommes ou des femmes en présence mutuelle qui se parlent et s’écoutent, attentifs les uns aux autres. Elle morcelle le lien social, détruit les anciennes solidarités au profit de celles, abstraites, des réseaux sociaux ou de correspondants physiquement absents. Paradoxalement certains la voient comme une source de reliance alors que jamais l’isolement des individus n’a connu une telle ampleur. Jamais le mal de vivre des adolescents et des personnes âgées n’a atteint un tel niveau.

La dissociation est désormais une donnée banale du quotidien, surtout pour les adolescents, puisqu’elle se donne techniquement avec aisance et libère un imaginaire de compensation face aux frustrations banales. Elle est aussi un outil de lutte contre l’ennui, même de quelques minutes d’attente, et une échappée belle hors des contraintes du lien social.

  • En 2024, on communique beaucoup, mais se parle-t-on encore ?
    C'est tout l'objet de cet essai revigorant (même s'il est parfois effrayant de justesse) proposé par l'excellent David Le Breton. Les réseaux sociaux nous éloignent-ils de notre prochain ? A l'évidence, oui, je le savais, mais une réalité brutale m'a sauté aux yeux à la lecture du livre, un sentiment que je n'avais jamais vraiment ressenti : une solitude. Sans l'autre, sans son corps, son souffle, face à un écran, je suis seul parmi les autres, mais surtout seul avec moi-même. Seul avec une représentation de l'autre (des "amis", des "followers"). Inexorablement, je m'éloigne. Et je l'accepte ! C'est effrayant : je l'accepte ! Mais est-ce acceptable ?
    Sylvain
  • Cela ne peut nous échapper, la communication numérique est omniprésente. L’écran s’impose et s’interpose. Mais quelles en sont les conséquences sur le lien social ? C’est par un tour d’horizon pluridisciplinaire que David Le Breton suscite une véritable prise de conscience de la valeur de la conversation et de la nécessité de la préserver.
    Camille Roudet
  • "Nos smartphones, omniprésents, nous isolent. À contre-courant de son époque, l’essayiste appelle à renouer avec le dialogue véritable, dans un essai lumineux."
    Juliette Cerf
    Télérama
  • "Dans La Fin de la conversation ? [David Le Breton] s’interroge sur la place de la parole dans une société où l’être humain passe désormais une grande partie de son temps les yeux rivés sur son téléphone. Avec sensibilité et acuité, il nous alerte sur les dangers que cette absence au monde fait peser sur nos vies, et les souffrances qui en découlent déjà."
    Geneviève Simon
    La Libre Belgique
  • "Tableau sombre d’une société fantomatique où l’individu est vampirisé par les nouvelles technologies, La Fin de la conversation ? de David Le Breton interroge le présent et l’avenir de nos relations à l’autre. […] la fluidité du propos associée à la peinture de scènes désormais ordinaires interpelle, bouscule et questionne l’avenir de nos interactions avec ceux qui nous entourent."
    Laëtitia Favro
    Livres Hebdo
  • "Dans La Fin de la conversation ?, David Le Breton théorise la disparition de la conversation et l'émergence d'une société fantomatique où chaque individu, en quête de reconnaissance, préfère l'insignifiance au silence. "II faut parler, parler pour parler", quitte à discréditer cette parole au fondement de notre humanité. Le tableau d'une humanité "précaire, fragmentée, isolée, problématique" se dessine au fil des pages, questionnant l'avenir de nos manières d'interagir."
    Laëtitia Favro
    Lire Magazine
  • "Ce passionnant petit opus nous alerte sur le danger "d’une nouvelle absence au monde" qui provoque déjà des souffrances inimaginables. C’est aussi la fin du silence, corollaire de l’écoute. Dans le monde connecté, ces instants en suspens ne s’apparentent-ils pas à une panne ? La conversation est-elle en voie d’extinction ?"
    Muriel Steinmetz
    L'Humanité
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    Ali Rebeihi
    France Inter - Grand bien vous fasse
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    France Culture - Les midis de culture
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    Manuela Salvi
    RTS - A voix haute
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    Juliette Jacqmarcq
    Site Le Point
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    Etienne Klein
    France Culture - La Conversation scientifique
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    France Inter - Grand bien vous fasse

Fin de la conversation ? : un tour d’horizon
Depuis une vingtaine d’années dans nos sociétés contemporaines, les usages sociaux des techniques d’information et de communication ont radicalement changé l’organisation du travail, les emplois du temps, la vie quotidienne et les modalités des relations aux autres. Elles ont affecté en profondeur l’intimité et ébranlé particulièrement la conversation qui était depuis toujours la matrice première de la sociabilité. L’apparition des portables équipés du système Android à partir de 2008 a fait l’effet d’une vague de fond sur le lien social. Il suffit de jeter un coup d’œil sur n’importe quelle rue, de n’importe quelle ville du monde, et de chercher le nombre de passants qui ne cheminent pas les yeux fixés sur leur portable, en train de le consulter, d’envoyer un message ou de téléphoner. Le smartphone aurait pu être un simple outil auquel recourir de temps en temps pour donner ou recevoir des appels, chercher une information, lire ses mails, mais il a totalement colonisé la vie de la plupart des contemporains, transformé en profondeur la sociabilité, l’univers professionnel, fait disparaître sous nos yeux les adolescents accaparés en permanence par leurs écrans. Il est désormais non plus un outil, mais une source indispensable de la relation à l’environnement et aux autres, voire la porte d’entrée qui mène à eux, avec en conséquence la contrainte de l’avoir en permanence sous la main, ou même à la main, comme les adolescents d’aujourd’hui. Cet inconfort de le tenir sans cesse, d’être penché pour l’utiliser, n’est en rien un obstacle à son usage. Son apparition a engendré de nouvelles attentes qui se sont répandues dans le monde entier. En ce sens, il réalise déjà la parfaite hybridation homme-machine, même s’il demeure encore, pour l’instant, à l’extérieur du corps, mais il y sera bientôt greffé. Il est devenu pour des milliards de contemporains un compagnon nécessaire de la vie quotidienne, son médiateur obligé. Chaque individu est devenu à temps plein la sentinelle anxieuse de son portable, effrayé du moindre relâchement, dans la crainte de manquer quelque chose. Pour nombre de contemporains, la connexion constitue une alternative à la vie réelle, une protection contre les turbulences du monde. Elle n’a pas les ambivalences ou les incertitudes de la relation de face à face. La suppression du corps de l’autre dans l’échange supprime toute gêne, tout préjugé, toute timidité à son égard, et cela d’autant plus que la communication est simplifiée à la limite du phatique, c’est-à-dire au seul rappel du contact, et que, dans maintes connexions sur les réseaux sociaux, nul ne sait réellement qui est au bout de l’écran. Le smartphone à la main, accaparé par une communication orale, la rédaction ou la lecture d’un texto, d’un téléchargement, ou d’une recherche sur le web, les yeux braqués sur l’écran, les écouteurs aux oreilles, coupé de son environnement et plongé dans un univers intérieur sous contrôle, l’hyperindividu contemporain ne perçoit que de manière accessoire son environnement physique et humain. Inlassablement interrogé au long du jour, parfois des centaines de fois, le smartphone permet d’être à la fois ici et ailleurs, de profiter des circonstances de la vie sociale et familiale sans y être assujetti. L’environnement social devient facultatif, on y entre ou l’on en sort à sa guise grâce au recours à l’écran, même entouré de « proches » ou d’« amis » bien concrets autour de soi. La dissociation est désormais une donnée banale du quotidien, surtout pour les adolescents, puisqu’elle se donne techniquement avec aisance et libère un imaginaire de compensation face aux frustrations banales. Elle est aussi un outil de lutte contre l’ennui, même de quelques minutes d’attente, et une échappée belle hors des contraintes du lien social. La communication à distance, quelle qu’elle soit, offre l’avantage de s’en dégager à sa guise, sans politesse excessive, sans s’attarder. Elle donne le sentiment d’être entouré d’une reconnaissance sans défaut, juste à portée de clic, sans les nécessités d’une interaction dans le réel toujours quelque peu imprévisible. La société numérique n’est pas dans la même dimension que la sociabilité concrète, avec des hommes ou des femmes en présence mutuelle qui se parlent et s’écoutent, attentifs les uns aux autres. Elle morcelle le lien social, détruit les anciennes solidarités au profit de celles, abstraites, des réseaux sociaux ou de correspondants physiquement absents. Paradoxalement, certains la voient comme une source de reliance alors que jamais l’isolement des individus n’a connu une telle ampleur. Jamais le mal de vivre des adolescents et des personnes âgées n’a atteint un tel niveau. La fréquentation assidue de multiples réseaux sociaux ou l’ostentation de la vie privée sur les réseaux ne créent ni intimité ni lien dans la vie concrète, elle occupe le temps et donne le moyen de zapper tout ce qui ennuie dans le quotidien, elle ne donne pas une raison de vivre. Chacun est en permanence derrière son écran, même en marchant en ville, l’expérience individuelle de la conversation ou de l’amitié se raréfie, l’isolement se multiplie en donnant le sentiment paradoxal de la surabondance. Mais il ne reste du lien qu’une simulation. Les cent « amis » des réseaux sociaux ne valent pas un ou deux amis du quotidien. Le smartphone est l’instrument royal de l’hyperindividualisation du lien social de nos sociétés contemporaines, il conforte l’individu dans le sentiment qu’il fait un monde à lui tout seul et que les autres sont à sa disposition, convocables et congédiables à tout moment. Il donne les moyens de ne plus tenir compte des autres. Il contribue à l’émiettement social, et paradoxalement il se propose comme le remède à l’isolement. Constamment sollicités par leur smartphone, les piétons ne voient plus rien à leur entour, n’entendent plus rien. Leurs perceptions sensorielles sont en partie éliminées au profit d’un seul regard hypertrophié sur l’écran. L’appauvrissement de la sensorialité accompagne celle de la restriction grandissante du lien social. Autrefois dans les administrations ou les entreprises, lors des pauses ou des repas, tous se retrouvaient pour resserrer les liens, discuter du travail, échanger des nouvelles, accueillir les nouveaux… Désormais chacun s’installe derrière son portable. Même lors des réunions ou des repas, il s’interpose en permanence entre soi et les autres comme une muraille invisible derrière laquelle se retirer à tout instant. En pleine discussion, certains le prennent en mains, répondent à un appel ou envoient un texto en même temps qu’ils semblent continuer à écouter, ou parfois laissent en plan leur interlocuteur. Le smartphone est un instrument d’évasion, une facilité à se détacher à tout moment de son environnement social et de ses interlocuteurs. Étant sous la main, exerçant sa puissance d’attraction, son usage s’impose, même de manière machinale, devenu pur réflexe. Il crée des attentes malaisées à repousser. Une attention fragmentée préside aux rencontres, le zapping est au cœur du lien social. Il est même difficile aujourd’hui de demander son chemin dans une ville où la plupart des passants sont en grande discussion avec leur portable ou dans l’hypnose de leur écran. Parfois même, l’expérience est commune, on peine à se faire remarquer d’un vendeur ou d’un employé derrière son guichet, mobilisé par sa connexion. De nombreux parents promènent leurs enfants sans les regarder ou les écouter mais en continuant une interminable conversation ou une consultation avec leur smartphone. Des études montrent que des enfants élevés par des parents, le portable toujours en mains, sont frustrés de ne pouvoir attirer leur attention et échouent à lire les émotions qui s’inscrivent sur leur visage. Ils ne sont plus en interaction. Les enfants sont en standby pendant le temps de la connexion, en attente d’une disponibilité sporadique. D’autres études montrent une corrélation entre l’augmentation du nombre des portables et l’augmentation du nombre d’accidents sur les aires de jeu, parce que lorsqu’ils sont au parc, les parents et les personnes en charge des enfants regardent leurs portables (Turkle, 2020, 96). Le smartphone est un outil qui revendique par sa séduction le monopole du rapport au monde et, au-delà de la conversation avec les autres et avec soi, il est jaloux des autres. Un adolescent (16 ans) me disait : « Mon portable c’est mon meilleur ami, lui, je sais qu’il est toujours là, il ne me lâche jamais ». De pur ustensile, le smartphone est devenu un fétiche contemporain, une fin en soi. La conversation elle-même entre dans le domaine du zapping. Le moindre moment d’attente, de flânerie, est aussitôt interrompu par une consultation quelconque. Tous les interstices sont comblés comme pour éviter une pensée libre, une rêverie. Le piéton ou l’automobiliste arrêté devant un feu, les clients devant la caisse d’un magasin… ce modeste temps de suspension appelle aussitôt le réflexe anxieux de regarder son portable. Les Britanniques vérifient leur appareil 221 fois dans la journée, comme le note Jacob Weisberg, qui ajoute que ce chiffre est souvent en dessous de la réalité car la banalisation de cet usage en fait un automatisme (Weisberg, 19, 2016). Le magnétisme du smartphone est tel que lors d’une séance de travail de 15 minutes réunissant des élèves, du collège à l’université, les participants étudient seulement une dizaine de minutes, malgré la présence des expérimentateurs. Ils ne dépassent pas 6 minutes de concentration avant de s’enquérir de leur portable (Desmurget, 2019, 285). Des étudiantes de l’université Baylor, à Waco, disent utiliser leur portable en moyenne dix heures par jour (Turkle, 2015). Les Américains sont connectés quotidiennement en moyenne cinq heures et demie. Le smartphone est désormais un prolongement du corps, une prothèse externe bientôt susceptible d’en devenir une composante, avant qu’il ne l’absorbe en son entier. Il donne le sentiment d’accélérer le temps et suscite la tentation permanente de s’en servir. D’où cette impression de course sans fin, cette excitation continue qu’il faut sans cesse apaiser et relancer, cet essoufflement qui alimente la frustration de manquer de temps, de toujours rester sur le qui-vive, d’aller sans cesse d’une tâche à une autre, ou plutôt d’une consultation ou d’un message à un autre. Dans le monde contemporain de l’hyperconnexion, les conversations qui sollicitent un face à face ou plutôt un visage à visage, une écoute, une attention à l’autre, à ses expressions, deviennent rares, de même le tact qui les nourrissait. Souvent en effet elles sont rompues par des interlocuteurs toujours là physiquement mais qui disparaissent soudain après l’audition d’une sonnerie de leur portable ou dans le geste addictif de le retirer sans cesse de leur poche dans la quête lancinante d’un message ou d’une notification quelconque qui rend secondaire la présence bien réelle de leur vis-à-vis. Ils regardent leur écran, quittent l’interaction, abandonnent leur interlocuteur qui reste les bras ballants, en se demandant que faire de ce temps d’effacement de la présence, ce moment pénible où on les a éteints en appuyant sur la touche « pause » de leur existence, alors ils attendent que son interlocuteur enfin de retour presse la touche « réinitialisation ». Ils font de la figuration, immédiatement liquidés au moindre soupçon de l’arrivée possible d’un message. L’autre devant soi a ontologiquement moins d’épaisseur que les autres, virtuels, susceptibles d’envoyer un message, une notification ou de téléphoner. Celui que l’on abandonne ainsi se sent bien entendu d’un moindre intérêt que le portable de son interlocuteur. Les Américains ont inventé le terme phubing, contraction de phone et de snubbing (ignorer) qui traduit le fait d’envoyer des SMS tout en continuant à regarder son interlocuteur dans les yeux. Simulacre de la conversation afin de maintenir la civilité face à certaines personnes que l’on ne souhaite pas incommoder frontalement, et qui ignorent la désinvolture de leur interlocuteur. S’il était discourtois, il y a quelques années, de parler à quelqu’un sans le regarder ou avec une attention portée sur autre chose, le fait est aujourd’hui entré dans la banalité des interactions. Échange de bon procédé, chacun occupant une place ou une autre selon les circonstances. La hantise de manquer une information provoque cette fébrilité des adolescents, mais pas seulement, et cette quête éperdue du smartphone dans la poche, à moins qu’il ne reste en permanence à la main. Le Fear of Missing Out, le fomo, est devenu un stress qui affecte la plupart de nos contemporains. Même posé près de soi sur une table, l’expérience montre que le smartphone exerce un magnétisme difficile à contrer, les regards se posent avec régularité sur lui dans une sorte de nostalgie ou d’attente. Je déjeunais un jour avec un collègue brésilien. Son téléphone était près de lui sur la table. Toutes les deux ou trois minutes son téléphone s’éclairait avec un léger déclic après la réception d’un message. Sans le prendre en main, il ne pouvait s’empêcher d’y jeter un coup d’œil tout en poursuivant nos échanges. Je lui ai demandé si c’était tous les jours comme ça, il m’a regardé un peu dépité sans me répondre, et il a fini par le ranger dans son sac. L’instauration d’un contact permanent à distance induit l’éloignement de ceux qui sont près de soi. La relation numérique consacre l’absence physique des communiquants et, dans le même temps, l’éloignement des proches, tout en procurant le sentiment paradoxal d’avoir les autres en permanence à disposition sans s’encombrer de leur présence réelle. On les fait disparaître ou on les convoque à volonté. À tous égards, nous entrons dans l’univers du « sans contact ». L’effacement ritualisé du corps atteint son point d’aboutissement avec son effacement technique, qu’il s’agisse du corps de l’autre ou du sien propre (Le Breton, 2018). L’existence implique en permanence le contact qui donne chair à l’individu. Non seulement le toucher mais aussi le contact au sens social du terme. Quand on parle d’un orateur qui a un bon contact avec son public, on métaphorise dans un vocabulaire tactile et cutané une relation sociale propice. D’innombrables termes sollicitent le vocabulaire du toucher pour dire les modalités de la rencontre, la qualité du contact avec autrui, il déborde la seule référence tactile pour dire le sens de l’interaction. Un inconscient de la langue insiste sur le fait que l’état de la peau est un indice de l’état psychique, un révélateur du rapport au monde, elle mesure la qualité de contact (Le Breton, 2006). La communication n’est justement pas de l’ordre du contact, on se souvient à ce propos de la souffrance exprimée par nombre d’individus à l’époque du covid qui disaient leur manque de contact avec les autres alors que jamais la communication à distance n’avait connu une telle ampleur. Le recours à l’écran ou au portable est l’esquive d’une interaction en présence de l’autre, devenue une épreuve, une recherche d’asepsie, il facilite la distance et le recours à la touche pause. La connexion devient un état quasi-permanent qui transforme l’individu en pure zone de transit de l’information. Elle est devenue une norme sociale. L’utopie de la communication, finement analysée par Philippe Breton (2004), revêt aujourd’hui une dimension politique, elle participe de la marchandisation du monde, elle fait de la conversation une relique en voie de disparition dans une société paradoxalement puritaine qui préfère la distance à l’autre. Tel est l’objet de cet ouvrage de suivre les traces d’une conversation mise à mal, d’en comprendre la valeur anthropologique et les menaces qui pèsent sur elle. Que sera un monde où la communication aura pris le pas sur la conversation, où le lien élémentaire à l’autre se fera à distance sans plus de présence mutuelle sinon à travers une sorte de juxtaposition des individus, sans corps, sans sensorialité, sans sensualité sinon sous forme de simulation.
De la conversation
Mon propos ne consiste nullement à idéaliser un modèle de conversation pour en déplorer les altérations, mais à observer une profonde rupture anthropologique, l’émergence d’un nouveau monde de la parole et de la relation à l’autre qui aurait profondément indisposé des interlocuteurs d’il y a seulement une trentaine d’années, et qui continue bien entendu à gêner nombre de contemporains. Emmanuel Godo a raison de dénoncer maintes théories de la conversation qui « définissent des modèles, dessinent un horizon de perfection vers lequel elles invitent leurs lecteurs à s’acheminer » (2015, 14). Je ne hiérarchise pas ses nombreuses déclinaisons qui vont de quelques paroles échangées dans un train ou en arrivant sur les lieux de son travail, à des séquences plus longues, plus investies, où l’on reconstruit le monde avec ses interlocuteurs, ou encore ces moments de révélation où l’on découvre chez un proche une histoire que l’on n’imaginait pas. Cependant, une certaine forme de la conversation, celle où l’on est attentif à l’autre, disponible à l’écoute et à la parole, est aujourd’hui de plus en plus remplacée par une forme hybride où le smartphone amène à une présence flottante, en pointillé, qui n’est plus tout à fait dans la reconnaissance de l’interlocuteur. La conversation engage d’autant plus que les individus sont en présence les uns des autres, et non dissimulés derrière un écran ou un téléphone portable. Elle est en ce sens une sorte d’éthique de l’ordinaire des jours où l’on est confronté au regard et au visage d’autrui. Elle est la consécration de la rencontre.
La conversation est sans doute une forme nécessaire de l’insignifiance nécessaire, si l’on peut parler ainsi. Elle est un pointillé de l’existence qui connaît des déclinaisons multiples au long du jour. Son absence en rappelle la valeur, le manque qu’elle provoque. Elle ménage une bulle de respiration commune, une oasis, un « grenier préservé » (Gozo, 2014, 22), elle a la valeur des choses sans prix, c’est-à-dire celles qui coulent de source sans qu’on s’interroge sur elles, elle est en effet gratuite, ne rapporte rien. Elle donne l’impression que l’on s’en passerait volontiers, mais si elle se raréfie, elle induit sa nostalgie, ne serait-ce que par cette gratification de confirmer à chacun qu’il existe dans le regard des autres. La réciprocité de la parole est fondatrice du lien. Quand elle manque, le sentiment de solitude, le tragique apparaissent. Et pourtant, elle est inutile comme toutes les choses essentielles de l’existence. Sa valeur tient au sentiment de participer à part entière aux échanges sociaux, sans être tenu à l’écart.
La conversation sollicite une reconnaissance plénière de l’autre à travers l’attention à son égard sur un pied d’égalité, d’écoute réciproque, de complicité éventuelle, qui n’exclut nullement le débat, les controverses. Elle relève du jeu de vivre. Elle crée d’un rien un univers de réciprocité, d’échange, de plaisir partagé qui contribue à rendre le monde plus léger, plus familier. Comme l’écrit Lydie Salvayre, elle est « une association à but non lucratif » (1999, 87). Elle mêle la singularité des voix à une trame sociale plus large où les commentaires se prodiguent, entretenant des débats avec les informations venues des médias, les événements locaux, le temps qu’il fait, etc. Ces dernières deviennent échangeables, discutables, en toute amitié, nourrissant une compréhension du monde avec des hommes ou des femmes dont les opinions se livrent le visage nu, à l’échelle de leur connaissance. Sans imposition venue de l’extérieur, elle enchevêtre nos existences à celles des autres, même si l’on n’échange pas nécessairement sur des choses essentielles avec la volonté d’arriver à un objectif déterminé par avance. Elle est souvent même un échange de lieux communs quand il s’agit par exemple de faire connaissance ou de se saluer le matin en partant au travail. Gabriel Tarde en donne une définition : « un dialogue sans utilité directe et immédiate, où l’on parle pour parler, par plaisir, par jeu, par politesse » (1973, 140).
Activité parmi les plus communes de l’existence, mais aujourd’hui menacée, elle repose sur la ritualité d’un va-et-vient de la parole selon des principes que les acteurs doivent maintenir pour s’entendre : un respect du tour de parole, une écoute réciproque, une distance physique propre à leur degré de familiarité, des tonalités de voix appropriées… Elle s’appuie sur un principe d’égalité, de symétrie, de réciprocité, une indifférence aux hiérarchies sociales, même si elles ne sont pas totalement ignorées. Échange qui ne tolère aucune indélicatesse, aucune rupture de ritualité susceptible d’abîmer la face de l’interlocuteur. Elle mobilise une attention amicale et repousse la distraction, les incivilités… Le plus souvent sans utilité, pure dissipation du plaisir, elle livre à l’énigme de l’autre et à la révélation de soi, elle emporte parfois là où nul ne pensait aller. Face-à-face enraciné sur une mutuelle présence. Elle exige d’avoir une ou plusieurs personnes devant soi.
En ce sens, je ne ferai pas de distinction entre conversation, dialogue ou discussion, mais plutôt entre conversation et communication, c’est-à-dire entre présence mutuelle les yeux dans les yeux, dans le souffle de l’autre, et communication à distance, sans corps, sans présence, sans visage ou avec un visage sur l’écran. Dans une langue propre à un homme de son époque, Gabriel Tarde écrit d’ailleurs à propos de la conversation : « Jamais, sauf dans un duel, on n’observe quelqu’un avec toute la force d’attention dont on est capable qu’à la condition de causer avec lui » (Tarde, 2006, 75).
Souvent fondée sur la mise en commun d’opinions sans enjeu majeur, la conversation implique la découverte de l’autre en même temps qu’elle révèle soi pour une durée éphémère. Elle suscite l’inattendu que dispense une parole attentive à sa réception. Elle amène entre les partenaires des faits du monde qui sont l’objet de la discussion qui étaient parfois ignorés ou bien elle les met en débat. Mouvement de respiration où l’on se donne mutuellement matière à penser, elle est même parfois une épiphanie de soi ou de l’autre. Cet espace dialogique réinvente modestement le monde à tout instant, mais sa résonance intime dépend bien entendu de la valeur accordée à la parole de l’interlocuteur.
Dans un jeu de miroir, la conversation est ouverture à autrui, même si elle ramène toujours à soi dans un mouvement de réciprocité où chacun trouve sa place. Elle suscite parfois la formulation d’opinions ou de sentiments qui échouaient jusqu’alors à se clarifier. En mêlant des voix différentes, elle renoue provisoirement le sens commun, la relation aux autres, elle maintient ou reconstruit du lien à l’encontre de la fragmentation sociale. Elle n’est pas seulement une transmission d’information, elle est surtout une reconnaissance mutuelle visant à inventer un art d’être ensemble. On parle pour parler, pour le seul plaisir de l’échange, par amitié, par jeu, par politesse, par souci de s’informer… Espace de régulation et d’intégration qui alimente la respiration du lien social, son champ magnétique enveloppe les partenaires du dialogue s’ils s’accordent et se répondent dans la réciprocité d’un jeu de parole et de réponse. Elle ressemble à un mouvement de vagues, à moins bien entendu, que la parole ne devienne le monopole de l’un ou de l’autre, et que se rompe la réciprocité.
La parole est notre luxuriance et notre bien le plus menacé. Souvent dans nos échanges, les propos n’ont guère de valeur informative, ils énoncent ce que tous savent sans prendre l’autre pour un idiot. Cette parole dénuée de contenu est une manière rituelle d’entrée en contact ou de célébration de la vie quotidienne, elle marque la reconnaissance sociale, confirme les interlocuteurs dans la légitimité de leur existence. Le bavard souvent, en revanche, est insupportable, il vient rompre la circulation tranquille du sens, il envahit l’espace mental de ses vis-à-vis, la recouvre d’une pluie de détails qui n’intéressent que lui, il met en œuvre une rhétorique inlassable de l’insignifiant. Sa parole est sans responsabilité, sans autrui, il ne parle qu’à lui-même, l’autre, son otage, est un prétexte, un miroir qui autorise l’écoulement sans fin des mots. Il brise la réciprocité de la parole, réduisant l’autre à un silence parfois pénible (Le Breton, 2017).
La conversation n’est pas une activité de salon, fondée sur les mondanités d’un entre-soi, elle engage des actions, des revirements, elle change parfois la tonalité du rapport au monde ou modifie l’un de ses angles. Elle est une mise à l’épreuve des opinions personnelles, un test de celles des autres pour mieux clarifier la sienne. En observant les réactions suscitées, le sujet pèse ses propos, les nuance, les renforce, selon ce qu’il en ressent. La conversation est un atelier de mise à l’épreuve des opinions, sans les ambiguïtés ni les perversités des échanges anonymes des réseaux sociaux. Toujours devant soi, un visage est garant de l’origine et de la destination des propos tenus. Dans ce laboratoire toujours en mouvement, l’individu cherche la coïncidence avec soi, la formulation la plus précise de ses pensées. Les attitudes des autres, selon la valeur qu’il leur accorde, lui servent de variables d’ajustement. La conversation n’est pas une démonstration savante, elle ne se juge pas ainsi. Elle est même parfois purement phatique, consistant en quelques nouvelles sur le temps qu’il fait aujourd’hui ou sur la dure nécessité d’aller travailler de bon matin, ou sur le déménagement d’un voisin. Elle n’apprend rien mais retisse le lien, confirme aux interlocuteurs le sentiment de leur présence, une reconnaissance à minima. Elle donne une épaisseur au quotidien, renforce la confiance, le sentiment de ne pas être seul, de compter éventuellement aux yeux d’un(e) inconnu(e) avec qui on échange quelques mots.

David LE BRETON est professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg. Membre senior de l’Institut universitaire de France. Membre de l’Institut des études avancées de l’Université de Strasbourg (USIAS). Il est l’auteur d’une œuvre considérable, avec entre autres : Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur, Rire. Une anthropologie du rieur, et La saveur du monde.