Arnaldur Indridason met tous ses talents d’auteur de roman noir mondialement reconnu, sa maîtrise de l’intrigue, du découpage, du rythme de l’action ainsi que du suspense, au service d’un grand roman historique et d’une œuvre littéraire magnifique sur la paternité et sur les relations des hommes qui ne savent pas se parler.
Au XVIIIe siècle, l’Islande est une colonie danoise, gérée par les représentants de la Couronne qui souvent usent de leur autorité pour s’approprier des biens, en profitant en particulier des lois qui condamnent les adultères à la peine de mort. Le roi Christian VII, considéré comme fou et écarté du pouvoir, traîne sa mélancolie à travers son palais jusqu’au jour où il rencontre un horloger islandais auquel a été confié un travail délicat. Une amitié insolite va naître entre les deux hommes. À travers la terrible histoire du père de l’horloger, le souverain va découvrir la réalité islandaise et se sentir remis en cause par la cruauté qui s’exerce en son nom.
Des ateliers du palais aux intrigues de la cour et aux bas-fonds des bordels de Copenhague, nous accompagnons ces héros dans leur recherche tragique et vitale.
Un grand roman captivant et violent qui émeut le lecteur et le trouble en un crescendo qui va le laisser ébloui et inquiet devant la complexité du monde des sentiments que nous révèle Arnaldur Indridason.
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Si on connait surtout Indridason pour ses romans policiers, on le retrouve ici avec un roman historique, mais pas d'inquiétude, il garde tout ce qui fait la force de ses livres : une plume sensible fouillant l'âme humaine à travers l'intimité de personnages profondément humains. C'est aussi ce rythme si particulier qui, sans frénésie ni rebondissements artificiels, vous enveloppe et vous tient en haleine jusqu'au bout. Policiers ou non, Indridason est un grand auteur quelque soit le genre.Vincent
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"Délaissant pour un temps le roman noir Arnaldur Indridason nous revient avec cette histoire splendide et sombre, mais si joliment racontée..."Florence DalmasLe Dauphiné libéré
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"En marionnettiste habile à dérouler une intrigue contemporaine aussi bien qu’historique, Arnaldur Indridason entraîne son lecteur au cœur d’un XVIIIe siècle qu’il n’a pas l’habitude de lire, des réserves d’un palais-prison aux confins d’une Islande sauvage où ses deux protagonistes partent sur les traces de leur passé. Épique, haletant, Le Roi et l’Horloger oscille entre roman à suspense et conte cruel aux notes universelles, mettant en scène deux hommes qui, malgré tout ce qui les éloigne, finissent par se rapprocher."Laëtitia FavroLivres Hebdo
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"Avec cette version polaire des Mille et Une Nuits, qui dit les malheurs passés de l'Islande, Indridason se renouvelle de fort belle manière."Fabrice ColinLire Magazine Littéraire
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"Un vrai régal."Hervé BouritTours ma ville
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"Un très beau récit, poignant, avec en filigrane une réflexion métaphysique sur le temps."Isabelle CarcelesLe Courrier (Suisse)
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"Cette histoire, tragique, unit deux hommes aux antipodes de l’échiquier et va ouvrir le Roi à la réalité islandaise et à sa propre histoire. […] Sinon enchanteur, un conte captivant par l’auteur aux 18 millions de romans noirs vendus dans le monde !"Anne LessardLe Télégramme
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"Arnaldur Indridason met ses deux passions, l'histoire et la justice sociale, au service d'une réparation. Toute son œuvre – ses polars ou ses romans historiques – se penche sur les blessures d'enfance, les fautes des pères qui pèsent sur leur descendance, et sur la douleur des mères. Cette fois encore, sa terre sert de toile de fond à une saga intime brisée par l'histoire qu'on dit grande, bien qu'elle soit trop souvent hypocrisie et abus de pouvoir. Sous sa plume tendre, la famille, la solidarité entre les êtres et les fragiles beautés du paysage tentent d'exister. Arnaldur Indridason répare à son tour, jusqu'à écrire, somptueusement, poétiquement, la mise à mort abjecte d'un homme et d'une femme, amants et parents fidèles, en dépit des règles. Avec une infinie douceur, l'auteur et l'horloger assemblent les pièces manquantes de mécanismes délicats, et emboîtent les éléments aux engrenages crénelés."Sophie CreuzL'écho (Belgique)
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"L’écrivain islandais n’écrit pas que de formidables romans policiers sur notre époque. Il peut exceller aussi dans le roman historique comme le démontre Le Roi et l’Horloger, palpitant de bout en bout."Guy DuplatLa Libre Belgique
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"C’est l’histoire de l’Islande et du Danemark qui nous est ici contée avec tout le brio et la puissance d’écriture d’Arnaldur Indridason." Ecouter le podcast de l'émission ici (à partir de 15'25'')Jean-François KovarRadio Judaïca Strasbourg
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"Une lecture émouvante et à plus d’un titre dépaysante."Management
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Ecouter le podcast de l'émission iciBernard LehutRTL - Laissez-vous tenter
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"À travers cette étrange et improbable histoire d’amitié, l’écrivain retrouve ses thèmes les plus noirs : la confrontation de chacun à la perte, à l’absence, au manque, au vide. Ainsi la rencontre du roi et de son horloger, piquante de fantaisie comme de tragédie, vire-t-elle, l’air de rien, à la douce méditation métaphysique. Arnaldur Indridason maîtrise absolument son art."Fabienne PascaudTélérama
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"Indridason se promène avec maestria dans ce roman historique aussi trépidant et intriguant qu’un bon polar."Marianne PayotL'Express
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Lire la chronique iciSite K-libre
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"Renouant avec son intérêt pour l’histoire, Arnaldur Indridason garde intacts son sens de l’intrigue et ses obsessions - le questionnement de son pays et de son passé, le désir de rendre justice aux victimes. Ce natif de Reykjavik, qui passa son enfance à la campagne, rend également hommage à la nature islandaise, aussi splendide qu’impitoyable."Minh Tran HuyMadame Figaro
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"Une grande œuvre littéraire sur le poids des mensonges."Alain NicolasL'Humanité Magazine
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"Un roman captivant et émouvant."Cécile PivotPrima
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Ecouter le podcast de l'émission iciRadio Zinzine
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Lire la chronique iciBlog Baz'Art
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"Avec un talent de conteur hors pair, Indridason signe une traversée intime et puissamment romanesque."Sophie PujasAlibi
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« C’est enivrant, émouvant, emportant. »Sophie Bajos de HérédiaTémoignage chrétien
Ô, malheur à ceux qui de dogmes odieux
profitent pour se servir et prospérer…
Psaumes de la Passion,
Hallgrímur Pétursson (1614-1674)
1
Le temps s’était arrêté. Le chef-d’œuvre façonné à la gloire de Dieu et de la Vierge Marie deux cents ans plus tôt n’avait, de mémoire d’homme, jamais sonné les heures du jour et de la nuit, ni indiqué les phases de la lune ou la course des planètes. Ce butin de guerre acquis lors d’un conflit oublié depuis longtemps reposait sous une épaisse couche de poussière dans une remise du palais royal de Christiansborg, les monarques et leurs règnes avaient passé sans que le temps reprenne sa course. On avait jadis convoqué les savants et maîtres ouvriers les plus brillants pour examiner cette horloge et tenter de restaurer son mécanisme, mais tous avaient fini par renoncer, convaincus qu’en dépit de sa grande beauté, plus jamais elle ne sonnerait les heures ni n’afficherait les mouvements des corps célestes.
Il en était allé ainsi jusqu’au jour où un horloger vieillissant, propriétaire d’une échoppe près de l’îlot de Slotsholmen où se trouvait le château royal de Christiansborg, fut convoqué au palais pour y examiner une pendule. Le créateur de la sublime œuvre entreposée au château des rois de Danemark n’était pas un inconnu pour l’artisan qui, dans sa jeunesse, avait entendu parler de cet homme, le compagnon-horloger chez qui il avait fait son apprentissage à Copenhague lui ayant raconté son histoire. L’artisan savait depuis longtemps que cette merveille n’était pas une horloge ordinaire, elle avait été conçue par Isaac Habrecht, un Suisse qui avait passé la plus grande partie de sa vie à la cathédrale de Strasbourg où il avait élaboré la grande horloge qu’on admirait dans le monde entier.
Celle-ci marquait non seulement le passage du temps avec ses aiguilles, mais elle indiquait également les jours de la semaine et les mois. Qui plus est, les trois Rois mages en sortaient toutes les heures pour aller se prosterner devant la Vierge, ensuite résonnaient les notes d’un psaume désormais oublié datant de l’époque de son concepteur. Pour couronner le tout, littéralement, un coq doré se dressait au sommet de l’ouvrage et signalait le début de chaque nouvelle heure par son chant et ses battements d’ailes. Cette féerie s’accompagnait du défilé des planètes et des astres quand le mécanisme fonctionnait bien.
Assemblé en l’an de grâce 1592 et âgé d’environ deux cents ans, ce prodige était considéré par la plupart des compagnons horlogers comme un objet pour ainsi dire surnaturel, un Graal relevant de la magie, plutôt que comme une création humaine.
Quand le vieil artisan se fut acquitté de sa besogne consistant à réparer une pendule posée sur la cheminée du cabinet d’un des secrétaires du roi, il déambula dans les couloirs du palais, vers l’endroit où on lui avait dit qu’était remisée la vieille horloge. Dans sa jeunesse, son maître d’apprentissage, disparu depuis longtemps, avait lui-même tenté de la remettre en état, mais il avait fini par renoncer. Ce dernier avait toutefois conservé des croquis, des dessins et des notes qu’il avait laissés en héritage à son ancien apprenti, ce qui n’avait fait qu’aiguiser davantage sa curiosité.
Plutôt distant, le régisseur l’écouta formuler sa requête, étonné que cet homme originaire de la lointaine Islande s’intéresse autant à une vieillerie. Il l’autorisa néanmoins avec bienveillance à l’examiner. L’horloger le remercia très humblement puis se fraya un chemin à travers les tableaux, les objets d’arts, les butins de guerre, les bustes des anciens monarques, armoiries, oriflammes, harnachements et antiques cages à faucon, jusqu’au coin où se trouvait la fameuse horloge. Il retira prudemment la pièce d’étoffe poussiéreuse qui la protégeait en veillant à ne pas endommager l’œuvre plus qu’elle ne l’était déjà.
Précaution inutile, pensa-t-il en découvrant le désastre. Le coq qui avait jadis fièrement chanté au sommet de l’ouvrage était tombé de son piédestal. Les personnages symbolisant la fugacité de la vie humaine – l’enfance, la jeunesse, la force de l’âge puis la vieillesse – s’étaient brisés. La Vierge Marie avait disparu et il ne restait plus qu’un seul Roi mage debout sur le chemin qui le menait à la mère du Sauveur. Les statuettes du Christ triomphant et de la Mort étaient cassées, les rails sur lesquels elles étaient censées avancer endommagés. Même les clochettes sous le toit de l’horloge destinées à jouer le psaume étaient tordues et cabossées. En examinant de plus près le mécanisme, l’horloger découvrit d’autres ravages, des rouages aux dents cassées et des poutrelles de bois détruites. Il se souvint que son maître lui avait dit qu’au fil des ans des morceaux avaient été vendus, éparpillés aux quatre vents, entre autres le globe qui l’accompagnait, représentant les constellations.
L’horloger passa un doigt sur la poussière qui recouvrait les rails des Rois mages, navré de voir tant de beauté dans cet état pitoyable. Il pensa à son épouse, sa regrettée Margit, qui avait été rappelée par le Seigneur au terme d’une brève maladie l’été précédent, la pauvre, elle lui manquait chaque jour. Leurs deux enfants s’étaient installés loin de Copenhague et passaient rarement le voir. N’ayant plus rien à quoi occuper sa solitude dans l’appartement au-dessus de son échoppe, les années s’étaient enchaînées dans son atelier sans qu’il eût à s’inquiéter outre mesure de la marche du monde. L’horlogerie était sa vie et son plaisir, tant et si bien qu’il avait très peu eu le temps de se consacrer à d’autres choses. Il s’était d’ailleurs taillé une belle réputation dans sa profession et c’était sans doute pour cette raison qu’on l’avait fait venir au palais pour s’occuper des horloges royales. Non qu’il en tire une quelconque vanité. Il s’efforçait au contraire à encore plus de conscience. La réputation était quelque chose de précieux, il en avait fait l’amère expérience chez lui, en Islande.
Plongé dans ses pensées, il contemplait l’humiliation que subissait Habrecht, le plus grand horloger de son temps, il essayait de comprendre comment fonctionnait jadis ce mécanisme, dans son extrême complexité. Une idée singulière germa tout à coup dans son esprit. Peut-être pouvait-il essayer d’œuvrer pour qu’à nouveau ce chef-d’œuvre élève et exalte l’esprit humain.
Il était le premier surpris par ce projet saugrenu. Personne n’avait jamais mis en doute son adresse ni sa compréhension de la subtilité de ces machines destinées à mesurer le temps, mais il ne se considérait nullement apte à intervenir sur une telle création de l’esprit. Pourtant, une voix lui murmurait que c’était désormais la tâche à laquelle il devait se consacrer, maintenant qu’il commençait à être âgé. Dès que cette idée lui fut venue, il lui sembla vivre une expérience mystique, son cœur s’emplit d’une allégresse qui faisait tressaillir tout son corps, c’était là une joie qu’il éprouvait pour la première fois et qu’il ne pouvait interpréter autrement que comme une révélation.
C’est ainsi que Jon Sivertsen l’Islandais, horloger dans le Copenhague de Sa Majesté, rendit des visites régulières au régisseur des réserves royales, enjambant armoiries et vieilles cages à faucon pour se pencher sur la création d’Habrecht. Le régisseur lui donna sans peine son autorisation, selon lui sa présence dans les réserves ne comportait aucun risque et, si l’artisan parvenait à ses fins, cela permettrait au fonctionnaire d’ajouter une plume à son chapeau. S’il échouait, cette horloge continuerait d’être le vieux débris qu’elle était depuis longtemps. Jon se mettait à la tâche le soir, après sa journée de travail dans son atelier, il travaillait à la lueur d’une chandelle quand le jour déclinait et s’emmitoufla dans deux manteaux lorsque l’hiver et ses frimas arrivèrent.
Puis un soir, vers la fin de l’Avent, Sa Majesté, le roi Christian vii en personne, réputé pour être féru d’armoiries et d’héraldique, voulut voir quelque chose dans les réserves de son immense palais de Christiansborg. Seul, sans perruque et le visage sans fard, il trouva Jon Sivertsen assis sur un petit tabouret en bois, penché sur l’horloge d’Habrecht. Absorbé par sa besogne, Jon ne remarqua la présence du souverain que lorsque celui-ci arriva derrière lui. Il sursauta, pensant que c’était peut-être le régisseur, puis se leva d’un bond et manqua tomber à la renverse en découvrant qui était là. Il avait vu le roi à cheval en grande tenue dans les rues de Copenhague et le reconnut aussitôt. Tel un condamné à mort à côté de son tabouret, il inclina la tête le plus bas possible et n’osa pas lever les yeux.
– Qui es-tu ? demanda le roi en chemise de nuit sous sa robe de chambre en velours en soufflant une haleine parfumée au vin de Madère.
– Pardonnez-moi… Jon, je… je m’appelle Jon Sivertsen, Votre Majesté, bredouilla l’Islandais, le menton rivé à la poitrine.
– Et que fais-tu ici, si je puis me permettre ?
– Je… je suis horloger et j’essaie… Sire… j’essaie de… disons… de réparer… de réparer cette…
– Cette horloge ? coupa le roi, voyant que l’artisan semblait avoir perdu sa langue.
– Oui, Sire.
– Qu’est-ce que c’est que ce vieux débris ? demanda le monarque en sortant de la poche de sa robe de chambre un mouchoir parfumé qu’il se mit sous le nez.
– Une des merveilles réalisées par Habrecht, Votre Majesté.
– Habrecht ?
– C’était un horloger suisse, Sire.
– En quoi cela nous concerne-t-il ? s’enquit le roi en usant du nous de majesté comme s’il parlait au nom de tous ses ancêtres depuis Gorm le Vieux et Harald à la Dent bleue.
– Eh bien, cette horloge est… elle vous appartient de plein droit, Sire, bredouilla Jon. Votre Majesté… vous… elle vous appartient.
– Tsss, souffla le souverain, incapable d’évaluer l’étendue précise de ses possessions.
Il scruta l’œuvre, puis toisa l’horloger courbé devant lui en pensant à la bouteille de Madère qui l’attendait dans ses appartements.
– Qui vous a demandé de vous en occuper ? demanda-t-il.
– Personne, Votre Majesté.
– Personne ?!
– Non, Sire. Je… j’avais connaissance de la présence de cette merveille dans vos remises, ou devrais-je dire, dans vos collections, Majesté, et… et… l’idée m’est venue de la réparer.
– Quelle impertinence ! Personne ne m’en a informé ! N’aurait-on pas dû le faire ?!
– Le régisseur de Sa Majesté, je me disais qu’il avait peut-être…
– Tu es là pour me voler ?! Tu viens dérober des pièces de cet objet ?
Le roi inspecta Jon Sivertsen avec plus d’attention : l’expression de l’Islandais lui donnait envie de le mettre aux fers sans délai. Ses vêtements pauvres. Ses épaules affaissées. Le tablier en cuir sous lequel pointait un petit ventre rond. Ses mains élégantes d’horloger et le noir qu’il avait sous les ongles. Sa grosse tête baissée comme collée à sa poitrine. Il ne l’avait pas levée une seule fois pour regarder son souverain dans les yeux pendant leur conversation.
– Sire… je ne suis pas un voleur… Cette horloge a été conçue pour célébrer la gloire de Dieu, Sire, murmura Jon, le menton toujours rivé à la poitrine. Je voulais juste savoir si j’étais capable de la remettre en état. Voilà tout, Votre Majesté.
Le souverain hésita en entendant le nom du Seigneur résonner dans ses collections.
– Eh bien, soit ! répondit-il en agitant son mouchoir parfumé au-dessus de l’horloge, comme pour signifier à l’artisan qu’il l’autorisait à se remettre au travail. Puis il s’en alla en quelques pas aussi doux que la robe de chambre qu’il portait.
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C’est ainsi que Jon Sivertsen, nom de famille qu’il avait pris au Danemark bien qu’originaire du Breidafjördur, dans l’Ouest de l’Islande, était devenu l’horloger personnel du roi et s’était vu confier la tâche de remettre en état la sublime horloge. Sans comprendre pourquoi le souverain n’avait pas ordonné qu’on le décapite sur place après sa conversation avec lui, il résolut de consacrer tout son temps au joyau d’Habrecht, délaissant toute autre activité. Désormais, il n’avait plus besoin de se faufiler dans le palais de Christiansborg à la fin de sa journée, il empruntait désormais l’entrée des domestiques et les cuisines du château.
Le régisseur ayant eu vent de la visite de Sa Majesté, il afficha plus de respect à l’égard des réserves qu’il désigna bientôt sous l’appellation de “collections royales”, sachant qu’elles abritaient en effet un fonds d’œuvres d’art de grand intérêt. Il fit dégager le passage pour accéder à l’horloge et installer un espace de travail approprié avec un établi, des outils et un éclairage adéquat. Il informa Jon qu’il ne devait pas hésiter à se manifester s’il avait besoin de quelque chose, quoi que ce fût, on s’arrangerait pour le lui procurer avec la plus grande diligence. Il n’oublia pas d’ajouter qu’au cas où l’horloger reverrait le souverain et survivrait à l’entrevue, il pouvait peut-être lui glisser que son régisseur était depuis fort longtemps au service de Sa Majesté, et qu’il s’était toujours appliqué à la besogne avec une diligence qui dépassait de loin ses devoirs de fonctionnaire.
Jon entreprit alors de démonter pièce par pièce l’ouvrage d’Habrecht, consignant dans un registre l’emplacement de chacune et la description de sa fonction. L’horloge comportait plusieurs couches de rouages complexes et d’équipements qui nécessitaient d’être remontés et devaient interférer les uns avec les autres pour produire les révérences des Rois mages et les battements d’ailes du coq. Jon ne tarda pas à découvrir qu’il manquait des éléments d’une taille et d’une importance capitales à l’ensemble, se souvenant alors que divers éléments de l’horloge avaient été vendus au fil du temps. Il en fit part au régisseur qui répondit avoir en effet entendu dire que certains de ses prédécesseurs avaient vendu des éléments, et lui promit de vérifier s’il trouvait trace de ces transactions dans la comptabilité du roi. Il lui expliqua tout cela d’un air plus ou moins honteux, comme s’il s’était lui-même rendu coupable de ce type de commerce.
Puis, un soir, il advint que le roi s’ennuyât et se souvînt de l’horloger islandais dans la salle des armoiries et oriflammes où étaient également entreposées des vieilleries issues de l’histoire de la monarchie danoise. Ayant vidé une bonne partie de sa bouteille de vin de Madère, il eut envie de savoir si l’artisan progressait dans son projet de remettre la vieille horloge en marche. Il enfila sa robe de chambre en velours, s’engagea dans le labyrinthe des couloirs du palais et, malgré l’heure tardive, trouva Jon Sivertsen en plein travail. Cette fois-ci, Jon avait été prévenu de l’arrivée de son souverain, il s’était levé d’un bond en entendant du bruit à la porte. Immobile devant l’horloge, tête baissée, le menton soudé à la poitrine, l’Islandais attendait.
Le monarque garda un long moment le silence devant l’œuvre, sa bouteille de Madère dans une main, agitant de l’autre un mouchoir parfumé sous son nez. Il examina les nombreux éléments que Jon avait démontés et alignés sur son établi, les cadrans, les écrous, les poids et les roues dentelées de toutes tailles. Puis il s’adressa à son humble sujet.
– Tu avances ?
– Lentement, Votre Majesté, répondit Jon avec concision.
– Ah bon ? Y a-t-il des choses dont tu aurais besoin ? demanda le roi.
– Il manque des éléments, Sire. Et j’ai du mal à les récupérer.
– Comment se fait-il qu’il manque des pièces ?
– Elles ont été vendues au fil du temps, Majesté, répondit l’Islandais.
– Ah, par le diable ! Et ?
– Et je ne sais pas si je pourrai réparer cette horloge en leur absence, Sire.
– Quelles sont les pièces manquantes ? demanda le roi, consterné.
– Eh bien, Majesté, par exemple, la Vierge, cette figure devrait se trouver à cet endroit, répondit Jon en lui montrant la niche sous les clochettes et les rails sur lesquels les Rois mages devaient évoluer. Or cette statuette est introuvable. Je pourrais vous donner d’autres exemples d’éléments disparus, sans doute à l’époque où cette horloge appartenait à un apothicaire de Copenhague. Elle a peut-être même été mise en gage, Votre Majesté.
Le roi prit une gorgée de vin et scruta longuement l’œuvre d’Habrecht. Il avait demandé qu’on lui procure des documents sur l’horloger suisse de la cathédrale de Strasbourg et avait découvert que tout ce que lui avait dit l’artisan était vrai. Habrecht était une légende dans sa profession et le chef-d’œuvre qu’il avait laissé derrière lui dans la cathédrale de Strasbourg était en effet considéré comme une des merveilles de ce monde. Il avait également découvert que l’horloge dont il était désormais propriétaire était un butin des Danois pendant la grande guerre qui les avait opposés à ces maudits Suédois. Initialement conservée au château de Gottorp dans le duché de Schleswig, conquis par le roi Fredrik, son arrière-grand-père, elle avait par la suite été déplacée à Copenhague puis vendue ici et là avant de réintégrer les possessions de la Couronne et le palais de Christiansborg. Le roi avait également appris que l’horloge était une sorte de reproduction de celle de Strasbourg. Bien qu’elle soit naturellement de taille plus modeste, c’était une miniature d’exception. Une autre horloge semblable, pour ainsi dire jumelle, avait été fabriquée pour le pape Sixte v à Rome avec la bénédiction du Seigneur. Le monarque jeta un regard en coin à Jon Sivertsen. En résumé, l’œuvre qu’abritait son palais était un objet en tout point remarquable. Cela, l’artisan le savait mieux que le roi lui-même.
– Rappelle-moi ton nom ? demanda le souverain.
– Jon Sivertsen, Majesté.
– Sivertsen, espérons que ce n’est pas suédois !
– Oh non, Sire.
– D’où viens-tu ?
– D’Islande, Votre Majesté.
Le roi de Danemark fronça les sourcils. Il ne supportait pas les Islandais et leurs constantes jérémiades, leurs perpétuelles doléances, et ne parvenait pas à se rappeler, sans doute à cause du vin de Madère qui lui embrumait l’esprit, pourquoi diable ce pays faisait partie des territoires danois. Il se souvenait de pactes vieux de plusieurs siècles qui stipulaient cela et dataient sans doute de l’époque où le Danemark avait mis sous sa coupe la Norvège, bientôt suivie par les lointaines possessions comme l’Islande et le Groenland. Le souverain avait une préférence pour d’autres colonies plus méridionales comme le comptoir de Tranquebar dans l’océan Indien et les îles des Indes occidentales. Grimur Thorkelin, conservateur des archives secrètes du roi et grand érudit, était cependant originaire d’Islande et le roi n’avait pas oublié que les Islandais, surtout des étudiants, s’étaient vaillamment illustrés en défendant les portes de Copenhague au fil des siècles, autant contre ces satanés Suédois que contre les maudits Anglais. Le monarque en fit état avec complaisance.
– C’est que nous apprécions ces actes de bravoure, avoua-t-il à Jon Sivertsen. Donc, vous êtes d’ascendance danoise ?
– Non, Sire, comme certains de mes compatriotes, j’ai changé de nom peu après mon arrivée à Copenhague de manière à ce que les gens d’ici puissent le prononcer plus facilement que mon nom d’origine.
– Quel était le prénom de ton père ?
– Sigurdur, Votre Majesté.
– Sigourdour, répéta le roi avec un fort accent danois. Et qui était-il ?
– Il venait du vaste fjord qu’on nomme Breidafjördur, Sire. Si Sa Majesté m’y autorise, qu’elle me permette de lui dire qu’il n’y avait pas meilleur homme que lui. Il était honnête et juste.
– Tsss, souffla le roi, caustique, ayant pour sa part des souvenirs bien différents de son propre père. C’est surprenant ! Et que peux-tu me dire de plus au sujet de ce saint homme ?
Jon hésita.
– Que Sa Majesté ait la bonté de m’en excuser, mais je préférerais m’abstenir d’aborder cette affaire.
– Cette affaire ? Laquelle ? s’étonna le roi. Que s’est-il passé avec ton père ? Il y a eu une affaire ?
Jon ne répondit pas immédiatement, ce que le monarque interpréta comme une insolence insupportable.
– Allons, parle ! ordonna-t-il, hurlant presque sur l’horloger, surpris par ses réticences.
– Ces événements datent du règne du père de Sa Majesté, reprit Jon, bien qu’hésitant. Que Sa Majesté ait l’insigne bonté de m’en excuser, poursuivit-il en s’autorisant enfin à lever la tête et à regarder son souverain dans les yeux, mais son prédécesseur a fait décapiter mon père, un innocent, accusé de fornication et d’usurpation de paternité dans le Breidafjördur, chez moi, en Islande.
Le roi haussa les sourcils.
– Et sa gouvernante, tout aussi innocente que lui, a également été exécutée, Sire. Votre père l’a fait noyer.